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avec le titre des chapitres. Alors ce titre cesse d'avoir une signification précise. Cette remarque peut s'appliquer au premier chapitre.

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La modération, qui est l'un des traits dominants du caractère de Montaigne, se fait voir dès les mières pages de son livre :

pre

l'ay, dit-il, une merveilleuse lascheté vers la misericorde et la mansuetude.....

Puis, plus loin, il commence à nous faire connaître l'opinion médiocre qu'il a de l'homme, et comment, pour l'étudier, nous nous heurtons à chaque pas contre le doute et la contradiction.

Certes c'est un subiect merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme il est malaysé d'y fonder iugement constant et uniforme.....

Ce premier chapitre finit par la narration de la prise de Thèbes par Alexandre. Cela n'a aucun rapport avec le titre, mais c'est un tableau saisissant et fait de main de maître :

.....

On vit cruellement mettre au fil de l'espee de vaillants hommes perdus et n'ayants plus moyen de deffense publicque; car il en feut tué bien six mille, desquels nul ne feut veu ny fuyant, ny demandant mercy; au

rebours, cherchants, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux; les provoquants à les faire mourir d'une mort honnorable. Nul ne feut veu si abbattu de bleceures, qui n'essayast en son dernier soupir de se venger encores, et avecques les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemy..... Ce carnage dura iusques à la dernière goutte de sang espandable, et ne s'arresta qu'aux personnes desarmees, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

Il y a dans Montaigne un grand nombre d'expressions dont je regrette que l'usage soit perdu. Ainsi dans cette dernière phrase que je viens de citer, le mot espandable me plaît. Il est euphonique, et l'on a eu tort, à mon avis, d'y renoncer et de le mettre au nombre des archaïsmes.

Dans les quelques pages de ce chapitre, Montaigne fait voir les divers aspects de son génie éminent. Outre son caractère modéré, sa douce philosophie et cet esprit de profonde observation qui empêche le parti pris et détermine trop souvent le doute, on reconnaît un talent de narration qui, dans ses formes neuves, hardies, rehaussées de couleurs vives, n'a peut-être jamais été dépassé.

CHAPITRE II.

DE LA TRISTESSE.

Quel excellent début que celui de ce chapitre!

Ie suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny l'estime, quoyque le monde ayt entreprins, comme à prix faict, de l'honnorer de faveur particuliere: ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience sot et vilain

ornement.

Voyez ici comme Montaigne parle éloquemment de ce degré de tristesse extrême que nous donne la perte des êtres qui nous sont le plus chers :

.....

A l'adventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à représenter, au sacrifice de Iphigenia, le dueil des assistants selon les degrez de l'interest que chascun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce veint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voylà pourquoy les poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargee de pertes, avoir esté enfin transmuee en rochier,

Diriguisse malis ',

1 Pétrifiée par la douleur. Ovide.

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassants nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doibt estonner toute l'ame et luy empescher la liberté de ses actions; comme il nous advient, à la chaulde alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de touts mouvements; de façon que l'ame, se relaschant aprez aux larmes et aux plainctes, semble se desprendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse :

Et via vix tandem voci laxata dolore est 1.

Ce qui suit représente un beau récit, et fait à un tableau de maître :

penser

Raissiac, capitaine allemand, veoyant rapporter le corps d'un homme de cheval à qui chascun avoit veu excessifvement bien faire en la meslee, le plaignoit d'une plaincte commune mais, curieux avecques les aultres de cognoistre qui il estoit, aprez qu'on l'eut desarmé, trouva que c'estoit son fils; et, parmi les larmes publicques, luy seul, sans rien dire, sans ciller les yeux, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse, venant à glacer ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

On ne saurait raconter d'une manière plus saisis

1 La douleur enfin à grand' peine ouvre un passage à sa voix.

VIRGILE.

sante, et pourtant ce récit n'a guère que douze lignes; mais elles sont admirablement remplies, et tous les mots portent.

Je m'en prends volontiers à quelques lignes d'un livre pour tenir l'auteur en haute estime, sans rien lui demander de plus. C'est même là un des grands. charmes de la lecture et ce qui en varie le plaisir à l'infini; car il n'y a pas que les chefs-d'œuvre qui nous offrent des mérites dignes d'une sérieuse attention. Il faut donc lire beaucoup, comme faisait Montaigne; il faut lire beaucoup, afin de savoir lire avec discernement. J'hésite presque à le dire, peu de personnes savent lire ainsi, et possèdent une qualité nécessaire pour cela la délicatesse du goût. Nous avons tous plus ou moins le sentiment du beau, et un véritable chef-d'œuvre risque peu d'être méconnu; mais il s'en faut encore qu'il soit apprécié comme il le mérite. Il n'y a qu'un petit nombre de lecteurs qui portent le sentiment du beau jusqu'à l'enthousiasme et de qui l'âme s'échauffe et s'enflamme au contact des pensées vraies, élevées et fortement exprimées, et l'on peut dire avec raison que, malgré la gloire justement attachée à leurs noms, Molière, Shakespeare, Michel Cervantès et Bossuet sont loin d'occuper la place qu'ils méritent dans l'admiration de tous. Montaigne est essentielle

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