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pitre. C'est toujours la même pensée, et je me permets de ne pas la trouver tout à fait juste

Les exemples nous apprennent que l'estude des sciences amollit et effemine les courages plus qu'il ne les fermit et aguerrit..... le treuve Rome plus vaillante avant qu'elle feust sçavante. Les plus belliqueuses nations, en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Gots ravagerent la Grece, ce qui sauva toutes librairies d'estre passces au feu, ce feut un d'entre eulx qui sema cette opinion, qu'il falloit laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires et oysifves. Quand nostre roy Charles huictieme, quasi sans tirer l'espee du fourreau, se veit maistre du royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suitte attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et sçavants, que vigoreux et guerriers.

Est-il vrai que les nations soient nécessairement amollies par la culture des arts et le progrès des sciences? Je ne le crois pas. Sous ces influences enfaisantes et civilisatrices, deviennent-elles moins guerrières? Malheureusement non, et depuis la fin du dernier siècle, l'Europe presque entière, nous à donné de terribles exemples du contraire. Les guerres de l'Empire, magnifique épopée, je le veux bien,

malgré ce que toute cette gloire a de funeste, les guerres de l'Empire valent ce qu'ont fait de mieux en ce genre les Grecs et les Romains. Quant à la facile conquête du royaume de Naples par Charles VIII, quasi sans tirer l'espee du fourreau, le fait n'a rien qui doive surprendre. Je ne sais pas si les Napolitains sont plus ingénieux et plus savants que nous. Mais personne n'ignore qu'il a toujours été facile de conquérir le royaume de Naples. On en a encore eu la preuve il y a peu de temps.

CHAPITRE XXV.

DE L'INSTITUTION DES ENFANTS.

A MADAME DIANE DE FOIX, COMTESSE DE CURSON.

Ce chapitre, qui n'a pas moins de cinquante pages, est très-remarquable. J. J. Rousseau s'en est utilement servi pour son Émile.

J'aurai le regret d'abréger les citations. Je ne puis faire autrement. Si je leur donnais toute la place qu'elles méritent, deux gros volumes ne me suffiraient pas. Je renvoie au livre entier pour ce que je ne cite

pas, et le lecteur ne saurait s'en plaindre. Car on doit

lire les Essais sans en passer une page, et ne pas s'en

tenir à des morceaux choisis.

Montaigne, selon son habitude, ne se presse pas d'entrer dans le sujet indiqué par le titre de ce vingtcinquième chapitre. Il commence par nous parler de lui. Il est vrai que Montaigne excelle à parler de lui. Parler de soi, c'est dangereux; mais où d'autres rencontrent un écueil et déplaisent, Montaigne sait être - charmant et sérieux à la fois en présentant une étude complète de l'homme dans ces mille portraits de luimême qu'il peint avec un inimitable talent.

le ne veis iamais pere, pour bossé ou teigneux que feust son fils, qui laissast de l'advouer; non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cette affection, qu'il ne s'apperçoive de sa defaillance; mais tant y a qu'il est sien : aussi moy, ie veoy miculx que tout aultre que ce ne sont icy que resveries d'homme qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere dans son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage; un peu de chasque chose, et rien du tout, à la françoise. Car, en somme, ie sçay qu'il y a une medecine, une iurisprudence, quatre parties en la mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent; et à l'adventure encores sçay ie la pretention des sciences en general au service de nostre vie; mais d'y enfoncer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou

opiniastré aprez quelque science, ie-ne l'ay iamais faict, ny n'est art dequoy ie sceusse peindre seulement les premiers lineaments; et n'est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus sçavant que moy, qui n'ay seulement pas de quoy l'examiner sur sa premiere leçon; et, si l'on m'y force, ie suis contrainct assez ineptement d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy i'examine son iugement naturel; leçon qui leur est autant incongneue, comme à moy la leur.

Ne sommes-nous pas, avec une instruction variée et des connaissances générales, dans la même situation que Montaigne? Pour la plupart, nous savons un peu de chaque chose et c'est tout, à la française. A la française! voilà un mot bien trouvé! Un préfet me disait il y a quelques années, après une visite d'école où il avait cru devoir adresser quelques questions aux élèves : « Mon cher ami, j'ai été humilié; ces bonshommes-là en savent plus que moi.

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Ie n'ay dressé commerce avecques aulcun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. I'en attache quelque chose à ce papier; à moy si peu que peu que rien. L'histoire, c'est mon gibbier en matiere de livres, ou la poësie, que i'ayme d'une particuliere inclination...........

Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, ie les sens flechir soubs la charge : mes conceptions et mon iugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant; et quand ie suis allé

le plus avant que ie puis, si ne me suis ie aulcunement satisfaict; ie veois encores du païs au delà, mais d'une veue trouble et en nuage, que ie ne puis desmesler............. ̄

Tout travail d'imagination ou d'observation psychologique place notre esprit dans cette situation parfois décourageante que Montaigne dépeint ici admirablement. Je veois encore du païs au delà! Oui, c'est bien cela! Pour le philosophe, ce sont les mille replis du cœur humain, les insolubles problèmes du perfectionnement social. Pour le poëte, c'est cette région céleste où règne le beau, où resplendit l'idéal. A peine l'entrevoit-il d'une veue trouble et en nuage, heureux encore s'il en approche, mais illustre à jamais quand il y pénètre et répand sur nous les clartés sublimes qu'il en reçoit!

Montaigne arrive enfin à son sujet :

La plus grande difficulté et importante de l'humaine science semble estre en cet endroict, où il se traicte de la nourriture et institution des enfants..... La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage et si obscure, les promesses si incertaines et faulses, qu'il est malaysé d'y establir aucun solide iugement. Veoyez Cimon, veoyez Themistocles, et mille aultres, combien ils se sont disconvenus à eulx mesmes. Les petits des ours et des chiens montrent leur inclination naturelle; mais les hommes, se iectants incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loys, se chan

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