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CHAPITRE XXIII.

DIVERS EVENEMENTS DE MESME CONSEILS.

Montaigne commence par raconter un beau trait du duc de Guise, qui, averti qu'un gentilhomme angevin voulait attenter à sa vie, le fit appeler et lui dit, après quelques mots de généreux pardon :

le vous veulx montrer combien la religion que ie tiens est plus doulce que celle de quoy vous faictes profession. La vostre vous conseille de me tuer, sans m'ouïr, n'ayant receu de moy aulcune offense; et la mienne me commande que ie vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m'avoir voulu tuer sans raison.

Voltaire, dans Alzire, s'est servi de ces belles. paroles :

Des dieux que nous servons connais la différence :
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance,
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

Vient ensuite la clémence d'Auguste. Montaigne a traduit Sénèque mot pour mot, et Corneille a mis en vers ce que Sénèque fait dire à Auguste, pour faire sa grande scène du deuxième acte de Cinna.

Je serais tenté de croire que Molière s'est appuyé sur l'autorité de Montaigne pour penser si mal des médecins. Ils sont merveilleusement d'accord, et Béralde parlant à Argan dans le Malade imaginaire reproduit à peu de chose près les idées et le langage de Montaigne. Écoutons d'abord Montaigne :

.....

Ie suis au rebours des aultres; car ie meprise leur art bien tousiours........... Quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre; et responds à ceulx qui me pressent de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soustenir l'effort et le hazard de leur bruvage. He laisse faire nature et presuppose qu'elle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaults qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture dequoy elle fuit la dissolution. le crains, au lieu de l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prinses bien estroictes et bien ioinctes avecques la maladie, qu'on secoure son adversaire au lieu d'elle, et qu'on la recharge de nouveaux affaires.

C'est bien, à peu près, ce que dit Béralde à Argan : « Une grande marque, mon frère, que vous vous » portez bien et que vous avez un corps parfaitement composé, c'est qu'avec tous les soins que vous » avez pris, vous n'avez pu parvenir à gâter la bonté » de votre tempérament, et que vous n'êtes point » crevé de toutes les médecines qu'on vous fait

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prendre. » Et plus loin : « Je ne vois rien de plus » ridicule qu'un homme qui veut se mêler d'en

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guérir un autre. Les ressorts de notre machine » sont des mystères, jusqu'ici, où les hommes ne » voient goutte, et la nature nous a mis au-devant » des yeux des voiles trop épais pour y connoître quelque chose. Que faire donc quand on est

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» malade? reprend Argan.

» Rien!

:

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Rien il ne faut que demeurer en repos. » La nature d'elle-même, quand nous la laissons faire » se tire doucement du désordre où elle est tombée : » c'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui » gâte tout; presque tous les hommes meurent de » leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »

Cette opinion, qui, bien à tort, fait hausser les épaules à nos médecins, et pour cela on ne saurait leur en vouloir, nous la retrouvons exprimée avec l'accent du meilleur comique dans l'Amour médecin, acte second, scène première :

SGANARELLE.

Est-ce que les médecins font mourir?

LISETTE.

Sans doute, et j'ai connu un homme qui prouvoit, par bonnes raisons, qu'il ne faut jamais dire Une telle personne est morte d'une fièvre, ou d'une fluxion de poitrine; mais elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires.

Molière a voulu faire rire; mais n'oublions pas qu'il y a toujours quelque chose de sérieux dans un

éclat de rire de Molière.

Vous voyez que Montaigne pense exactement de même : qu'il faut laisser faire la nature et qu'on doit craindre que le médecin ne donne aide à la maladie plus qu'au malade. Et maintenant accordons une légère part à l'exagération dans cette négation absolue d'un art qui a toujours eu et qui aura toujours une grande autorité sur notre pauvre espèce humaine, et, restant sur la limite prudente du doute, vivons le plus longtemps possible, dans la crainte de Dieu... et des médecins.

Madame de Sévigné n'aimait pas non plus les médecins : « Il n'y a qu'à voir ces messieurs, écrivait» elle en 1676, pour ne vouloir jamais les mettre en » possession de son corps. »

CHAPITRE XXIV.

DU PEDANTISME.

Les savants du temps de Montaigne étaient pédants pour la plupart. Tout bouffis de grec et de latin, ils se félaient la cervelle dans d'interminables

disputes de philosophie scolastique. Ce type a disparu. De nos jours l'importance a remplacé le pédantisme. Cela se voit à vous sauter aux yeux chez cer

tains savants haut placés.

Montaigne parle très-spirituellement des philosophes qui planent sans cesse dans les hautes régions de la pensée, et de là contemplent les choses de ce monde avec un profond mépris :

.....

Et quant aux philosophes, retirez de toute occupation publicque, ils ont esté aussi quelques fois, à la verité, mesprisez par la liberté comique de leur temps; leurs opinions et façons les rendants ridicules. Les voulez vous faire iuges des droicts d'un procez, des actions d'un homme? ils en sont bien prests. Ils cherchent encores s'il y a vie, s'il y a mouvement, si l'homme est aultre chose qu'un boeuf; que c'est qu'agir et souffrir; quelles bestes ce sont que loix et iustice. Parlent ils du magistrat, ou parlent ils à luy? c'est d'une liberté irreverente et incivile. Oyent ils louer leur prince ou un roy? c'est un pastre pour eulx, oisif comme un pastre, occupé à pressurer et tondre ses bestes, mais bien plus rudement qu'un pastre. En estimez vous quelqu'un plus grand pour posseder deux mille arpents de terre? Eulx s'en mocquent, accoutumez d'embrasser tout le monde comme leur possession. Vous vantez vous de vostre noblesse, pour compter sept ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne concevant l'image universelle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs, riches, pauvres, roys,

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