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taigne était de mauvaise humeur quand il a écrit ce chapitre-là.

CHAPITRE XXII.

DE LA COUSTUME, ET DE NE CHANGER AYSEEMENT
UNE LOY RECEUE.

Montaigne dans la première partie de ce chapitre cite de très-nombreux exemples de la force de l'habitude, et dans la seconde s'élève à des considérations sociales et politiques avec ce grand bon sens, cet esprit de modération et de justice, où l'on reconnaît l'heureuse influence du livre des Essais sur le progrès des idées et ce que lui doivent légitimement les civilisations modernes.

Celuy me semble avoir tresbien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte, qu'une femme de village, ayant apprins de caresser et porter entre ses bras un veau dez l'heure de sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que, tout grand bœuf qu'il estoit, elle le portoit encores : car c'est, à la verité, une violente et traistresse maistresse d'eschole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobee, le pied de son auctorité; mais par ce doulx et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'aide du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et

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tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de haulser seulement les yeulx..... Les mareschaux, meulniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit qui les frappe, s'il les perceoit comme nous.

Mon collet de fleurs' sert à mon nez mais, aprez que ie m'en suis vestu trois iours de suite, il ne sert qu'aux nez assistants..... Ie loge chez moy en une tour, où, à la diane et à la retraicte, une fort grosse cloche sonne touts les iours l'Ave Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme et aux premiers iours me semblant insupportable, en peu de temps m'apprivoise de manière que ie l'oy sans offense, et souvent sans m'en esveiller.

Montaigne fait ici d'excellentes remarques sur l'éducation des enfants :

Je treuve que nos plus grands vices prennent leur ply dez notre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le cou à un poulet, et s'esbattre à blecer un chien et un chat; et tel père est si sot, de prendre à un bon augure d'une âme martiale, quand il veoid son fils gourmer iniurieusement un païsan ou un laquay qui ne se deffend point, et à gentillesse, quand il le veoid affiner son compaignon par quelque malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant les vraies semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahison: elles se germent là ; et s'eslevent aprez gaillardement, et proufitent à force entre les

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Espèce de pourpoint de peau parfumée, à petites basques et

sans manches.

mains de la coustume. Et est une tresdangereuse institution, d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse de l'aage et la legiereté du subiect: premierement, c'est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve qu'elle est plus graile et plus neufve secondement, la laideur de la piperie ne despend pas de la difference des escus aux espingles; elle despend de soy. He treuve bien plus juste de conclure ainsi : « Pourquoy ne tromperoit-il aux escus, puisqu'il trompe aux espingles? » que comme ils font : « Ce n'est qu'aux espingles; il n'auroit garde de le faire aux escus. » Il fault apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en fault apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuyent non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur; que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent.

Nous avons vu que Montaigne prend soin de laisser la responsabilité des histoires qu'il raconte sur la conscience de ceux à qui il les emprunte. La précaution n'est pas inutile; car nous trouvons ici des exemples qui ne sont pas sérieux et que la vraisemblance la plus indulgente ne saurait admettre. Évidemment Montaigne a voulu divertir le lecteur et lui raconter des contes plus ou moins amusants, quand il parle de grands peuples qui s'étaient accoutumés à vivre d'araignées, de sauterelles, de fourmis, de lézards et de chauves-souris, « Ils les cuisent et les apprestent à

diverses sauces,» ajoute-t-il. Les araignées, n'importe à quelle sauce, ça doit être mauvais. J'ai aussi de la peine à croire Montaigne quand il nous dit que dans certains pays, si c'est un marchand qui se marie, touts les marchands conviez à la nopce couchent avecques l'espousee avant luy; qu'ailleurs on fait cuire les corps des trépassés pour en faire une bouillie que l'on mêle au vin. Avec un vin de choix, cela doit faire une boisson délicieuse et va à merveille avec un plat d'araignées. Ces faits-là, bien entendu, sont censés se passer chez les sauvages. Ce sont des récits de voyageurs à qui le proverbe : A beau mentir qui vient de loin, était familier. Montaigne fait de tout cela un pèle-mêle où le vrai et le faux se confondent d'une façon étrange, mais assez divertissante. Par exemple l'invraisemblance dépasse toutes les limites quand il nous parle d'un pays où la richesse estoit en tel mepris, que le plus chestif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras pour amasser une bourse d'escus. Ce pays-là n'a jamais existé, et j'aime mieux croire, non pourtant sans un peu de peine, qu'en Cio il s'y passa sept cents ans sans memoire que femme ny fille y eust faict faulte à son honneur.

Mais revenons aux choses sérieuses. J'admire trop Montaigne pour lui manquer de respect en don

nant souvent à cette étude le ton de la plaisanterie.

Est-il rien de plus vrai et de plus profondément observé que les réflexions suivantes sur la puissance de la coutume?

Le principal effect de sa puissance, c'est de nous saisir et empjeter de telle sorte, qu'à peine soit il en nous de nous ravoir de sa prinse et de r'entrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nayz à la condition de suyvre ce train; et les communes imaginations que nous trouvons en credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generales et naturelles : par où il advient que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croit hors les gonds de la raison : Dieu sçait combien desraisonnablement le plus souvent!

Et plus loin :

Les peuples nourris à la liberté, et à se commander eulx mesmes, estiment toute aultre forme de police monstrueuse et contre nature: ceulx qui sont duicts à la monarchic, en font de mesmes; et, quelque facilité que leur preste fortune au changement, lors mesmes qu'ils se sont, avecques grandes difficultez, desfaicts de l'importunité d'un maistre, ils courent à en replanter un nouveau avecques pareilles difficultez, pour ne se pouvoir resouldre de prendre en haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun est content du lieu où nature

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