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» et de nous rendre heureux. Voilà l'instinct de la » nature, et même une partie de cet instinct consiste à nous empêcher de penser à la mort. A chaque » instant la nature nous fournit des distractions par » les plaisirs ou par les peines, et souvent la pensée trop fréquente de la mort n'est qu'un abus de la » raison, tandis que son oubli est un bienfait de la »> nature. » Servan est, je crois, dans le vrai de cette grave question. Il ne faut pas trop exiger de notre faible raison, et c'est en abuser que de lui faire promettre plus qu'elle ne pourra tenir. La mort se présente sous mille aspects, et, à son approche, toujours plus ou moins surpris, nous ne trouvons plus rien de cette fermeté d'âme dont, en pleine santé, nous avions fait si ample provision.

CHAPITRE XX.

DE LA FORCE DE L'IMAGINATION.

le suis de ceux qui sentent tresgrand effort de l'imagination chacun en est heurté, mais aucuns en sont renversez. Son impression me perce; et mon art est de luy eschapper, par faulte de force à luy resister. le vivroy de la seule assistance de personnes saines et

gayes la vene des angoisses d'aultruy m'angoisse materiellement, et a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d'un tiers; un tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier; je visite plus mal volontiers les malades ausquels le debvoir m'interesse, que ceulx ausquels ie m'attends moins et que ie considere moins ie saisis le mal que i'estudie, et le couche en moy. le ne treuve pas estrange qu'elle donne et les fiebvres et la mort à ceux qui la laissent faire et qui luy applaudis

sent.....

Gallus Vibius banda si bien son ame à comprendre l'essence et les mouvements de la folie qu'il emporta son ingement hors de son siege, si qu'oncques puis il ne l'y peut remettre, et se pouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse. Il y en a qui de frayeur anticipent la main du bourreau; et celuy qu'on desbandoit pour luy lire sa grace, se trouve roide mort sur l'eschaffaud, du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous paslissons et rougissons, aux secousses de nos imaginations.....

Il est vraysemblable que le principal credit des visions, des enchantements et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination, agissant principalement contre les ames vulgaires, plus molles; on leur a si fort saisi la creance, qu'ils pensent veoir ce qu'ils ne veoyent pas.....

Voilà la meilleure explication que l'on puisse donner des miracles; je ne parle que des miracles d'où la bonne foi n'est pas exclue. L'imagination est saisie, et l'on croit voir ce qu'on ne voit pas.

à

Ici Montaigne m'embarrasse un peu avec sa franchise toute gauloise et rend les citations difficiles : propos de la force de l'imagination et de certains phénomènes physiologiques qu'elle produit, il raconte des effets singuliers, mais déplorablement vrais, et ne se gêne pas pour appeler les choses par leur nom. On sait que la délicatesse du langage n'était nullement de rigueur au temps de Montaigne.

Amasis, roi d'Aegypte, espousa Laodice, tresbelle fille grecque et luy, qui se monstroit gentil compagnon partout ailleurs, se trouva court à iouïr d'elle, et menaça de la tuer, estimant que ce feust quelque sorciere. Comme ez choses qui consistent en fantasie, elle le reiecta à la devotion et ayant faict ses vous et promesses à Venus, il se trouva divinement remis dez la premiere nuict, d'aprez ses oblations et sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras disoit que la femme qui se couche avecques un homme, doibt, avecques sa cotte, laisser quand et quand la honte, et la reprendre avecques sa cotte. L'ame de l'assaillant, troublee de plusieurs diverses alarmes, se perd ayseement; et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne la faict souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus ardentes et aspres, et aussi qu'en cette premiere cognoissance qu'on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir), ayant mal commencé, il entre en fiebvre et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions sui

vantes.

HENRI PLON, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

8 ET 10, RUE GARANCIÈRE, A PARIS.

ÉTUDE

SUR LES

ESSAIS DE MONTAIGNE

PAR

ALPHONSE LEVEAUX.

PROSPECTUS.

Montaigne!... voilà un nom illustre qui tout d'abord éveille l'attention et inspire le respect; un nom qui a traversé glorieusement trois siècles en se popularisant de plus en plus.

Les Essais de Montaigne s'adressent à tous les hommes qui se font de la culture de leur esprit une occupation importante: philosophes, mora

listes, littérateurs, amis sérieux des lettres anciennes et modernes, tous les lisent, les étudient, et souvent les prennent pour guide dans le cours de la vie.

C'est que jamais philosophie plus douce, plus saine, ne s'accommoda aux faiblesses de notre humaine nature; jamais savoir plus vaste et plus varié ne se présenta sous une forme moins pédante et plus gracieuse. Montaigne, en effet, se met en rapport avec nous par une simple causerie vive, originale, et nous donne, comme en se jouant, des préceptes de cette sagesse pratique qui convient à tous les temps, à toutes les positious sociales.

Le sujet qu'il traite dans ses Essais est, comme il le dit, ondoyant et divers; c'est l'humanité tout entière. Sans se concentrer exclusivement dans les choses et les hommes de son temps, il nous offre, presque à chaque page, des pensées, des conseils parfaitement applicables à l'époque où nous vivons; c'est là surtout un des charmes, une des particularités saillantes des Essais.

Et c'est sans doute ce qui aura attiré, séduit

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