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aux civilisations modernes ; ils en ont avancé l'heure. Elles ne sont pas exemptes d'erreurs; mais ce ne sont plus celles d'un passé où la superstition faisait couler le sang.

Il y a quelques annees que ie passay par les terres d'un prince souverain, lequel en ma faveur, et pour rabbattre mon incredulité, me feit cette grace de me faire veoir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre, et une vieille entre aultres, vrayement bien sorciere en laideur et deformité, tresfameuse de longue main en cette profession. Ie veis et preuves et libres confessions, et ie ne sçais quelle marque insensible sur cette miserable vieille; et m'enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que ie peusse; et ne suis pas homme qui me laisse gueres garotter le iugement par preoccupation. Enfin, et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l'ellebore que de la ciguë: la iustice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments que des honnestes hommes m'ont faict, et là, et souvent ailleurs, ie n'en ay point senty qui m'attachent, et qui ne souffrent solution tousiours plus vraysemblable que leurs conclusions. Bien est vray que les preuves et raisons qui se fondent sur l'experience et sur le faict, celles là, ie ne les desnoue point; aussi n'ont elles point de bout: ie les trenche souvent comme Alexandre son noeud. Aprez tout, c'est mettre ses coniectures à bien hault prix, que d'en faire cuire un homme tout vif.

CHAPITRE XII.

DE LA PHYSIONOMIE.

Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par auctorité et à credit: il n'y a point de mal; nous ne sçaurions pirement choisir, que par nous, en un siecle si foible.

Les premières pages de ce chapitre sont consacrées à l'éloge de Socrate. Mais c'est en même temps l'éloge de la simplicité et du naturel dans la forme et dans la pensée.

Socrates faict mouvoir son ame d'un mouvement naturel et commun; ainsi dict un païsan, ainsi dict une femme : il n'a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, savetiers et massons: ce sont inductions et similitudes tirees des plus vulgaires et cogneues actions des hommes; chascun l'entend. Soubs une si vile forme, nous n'eussions iamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne r'esleve, qui n'appercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre monde n'est formé qu'à l'ostentation : les hommes ne s'enflent que de vent; et se manient à bonds, comme les balons. Cettuy cy ne se propose point des vaines fantasies: sa fin feut, Nous fournir de choses et de preceptes qui reellement et plus ioinctement servent à la vie;

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Servare modum, finemque tenere,

Naturamque sequi 1.

C'est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme, où est sa plus iuste et plus laborieuse besongne. Veoyez le plaider devant ses iuges; veoyez par quelles raisons il esveille son courage aux hazards de la guerre; quels arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme il n'y a rien d'emprunté de l'art et des sciences; les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force; il n'est pas possible d'aller plus arriere et plus bas. Il a faict grand' faveur à l'humaine nature, de montrer combien elle peult d'elle mesme.

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Mais voici un éloge que j'aime moins; c'est celui de l'ignorance. Encore un peu, Montaigne la placerait au-dessus de la science et de l'étude. Il pense que nous poussons trop loin la curiosité de savoir, et que souvent elle nous coûte cher. Évidemment Montaigne plaide ici la mauvaise cause, et, comme font les avocats, sans grande conviction; mais il faut convenir qu'il la plaide admirablement, et qu'il en présente les bons côtés avec son incomparable talent.

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l'ay prins plaisir de veoir, en quelque lieu, des hommes, par devotion, faire vœu d'ignorance, comme de

1 Garder une juste mesure, se tenir en de justes limites, suivre la nature. LUCAIN.

chasteté, de pauvreté, de penitence: c'est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d'esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne à l'estude des livres, et priver l'ame de cette complaisance voluptueuse qui nous chastouille par l'opinion de science; et est richement accomplir le vœu de pauvreté, d'y ioindre encores celle de l'esprit. Il ne nous fault gueres de doctrine pour vivre à nostre ayse : et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la maniere de l'y trouver et de s'en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu prez vaine et superflue; c'est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert paucis opus est litteris ad mentem bonam: ce sont des excez fiebvreux de nostre esprit, instrument brouillon et inquiete. Recueillez vous; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort, vrays, et les plus propres à vous servir à la necessité : ce sont ceulx qui font mourir un païsan, et des peuples entiers, aussi constamment qu'un philosophe. Feusse ie mort moins alaigrement avant qu'avoir veu les Tusculanes? i'estime que non et, quand ie me treuve au propre, ie sens que ma langue s'est enrichie; mon courage, de peu; il est comme nature me le forgea, et se targue pour le conflict, non que d'une marche naturelle et commune : les livres m'ont servy non tant d'instruction, que d'exercitation. Quoy, si la science, essayant de nous armer de nouvelles deffenses contre les inconvenients naturels, nous a plus imprimé en la fantasie leur grandeur et leur poids, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez à nous en couvrir? Ce sont voirement sub

1 Il ne faut guère de lettres à former une âme saine. SÉNÈQUE. (Trad. de Mile de Gournay.)

tilitez, par où elle nous esveille souvent bien vaine

ment.....

A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science? Regardons à terre les pauvres gents que nous y veoyons espandus, la teste penchante aprez leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte; de ceulx là tire nature touts les iours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceulx que nous estudions si curieusement en l'eschole : combien en veois ie ordinairement qui mescognoissent la pauvreté; combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction? Celuy là qui fouït mon iardin, il a, ce matin, enterré son pere ou son fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoulcissent et amollissent l'aspreté Phthisie, c'est la toux pour eulx; la Dysenterie, devoyement d'estomach; un Pleuresis, c'est un morfondement; et, selon qu'ils les nomment doulcement, ils les supportent aussi; elles sont bien griefves, quand elles rompent leur travail ordinaire; ils ne s'allictent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est1.

la

Je n'ai pas cru nécessaire d'expliquer les mots qui sont dans les Essais et dont on ne se sert plus aujourd'hui. Presque toujours le sens de la phrase met le lecteur à même de les comprendre, et il ne lui faut qu'un peu d'attention pour surmonter ces légères

1 Cette vertu simple et sincère a été changée en une science subtile et obscure. SÉNÈQUE.

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