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reux. » Tantost, des roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et greffiers à Rome; des tyrans de Sicile, des pedantes à Corinthe; d'un conquerant de la moitié du monde, et empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres officiers d'un roy d'Aegypte tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie! Et du temps de nos peres, ce Ludovic Sforce, dixiesme duc de Milan, soubs qui avoit si longtemps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches, mais aprez y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle royne, veufve du plus grand roy de la chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d'un bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples car il semble que, comme les orages et les tempestes se picquent contre l'orgueil et haultaineté de nos bastiments, il y ayt aussi là hault des esprits envieux des grandeurs de cà bas;

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces, sævasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur 2!

et semble que la fortune quelquesfois guette à poinct nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues annees; et nous faict crier, aprez Laberius,

1 Marie Stuart.

2 Tant il est vrai qu'une certaine force occulte renverse les choses humaines, brise les faisceaux brillants, les haches cruelles, et semble s'en faire un jouet! LUCRÈCE.

Nimirum hac die

Una plus vixi mihi, quam vivendum fuit1!

Ces dernières phrases sont éloquentes et d'un beau mouvement. Cela fait penser à Bossuet.

CHAPITRE XIX.

QUE PHILOSOPHER C'EST APPRENDRE A MOURIR.

Cicero dict que philosopher ce n'est aultre chose que s'apprester à la mort.....

Philosopher veut dire ici se conduire en véritable ami de la sagesse, et en effet le meilleur moyen d'être bien préparé pour la mort, quoi qu'il arrive au delà, c'est de vivre avec honneur, sans faire le mal, sans mériter le blâme. En agissant ainsi, on est toujours prêt pour ce coup imprévu qui peut nous frapper d'une heure à l'autre. Maintenant faut-il toujours penser à la mort? Faut-il, au contraire, y penser le moins possible? Il me semble qu'en plaçant chaque jour devant nos yeux ce déplaisant squelette, en le faisant en quelque sorte notre compagnon de route

1 J'ai vécu dans ce jour beaucoup plus que je n'aurais dû vivre.

MACROBE.

dans la vie, nous assombrissons à plaisir et fort inutilement les quelques jours heureux qu'elle nous donne.

« Les hommes, dit Pascal, n'ayant pu guérir la » mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour » se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout » ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant » de maux. »

Les hommes, il me semble, il me semble, n'ont pas tout à fait tort. Cependant ce n'est pas l'avis de Montaigne : voici ce qu'il dit :

.....

N'ayons rien si souvent en la teste que la mort, à touts instants representons la à nostre imagination et en touts visages au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuile, à la moindre picqueure d'espingle, remaschons soubdain : « Eh bien! quand ce seroit la mort mesme! » et là dessus, roidissons nous, et nous efforceons. Parmy les festes et la ioye, ayons tousiours ce refrain de souvenance de nostre condition..... » Il est incertain où la mort nous attende: attendons la partout..... Le sçavoir mourir nous affranchit de toute subiection et contraincte..... Nostre religion n'a point eu de plus asseuré fondement que le mepris de la vie..... Quelle sottise de nous peiner, sur le poinct du passage à l'exemption de toute peine!

Cette sottise, il y a, je crois, bien peu phes qui ne la commettent.

de philoso

Puis Montaigne fait parler la nature dans un langage noble et grave:

Sortez, dict elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous feistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaictes le de la vie à la mort. Vostre mort est une des pieces de l'ordre de l'univers.....

La vie n'est de soy ny bien, ny mal; c'est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes. Et si vous avez vescu un iour, vous avez tout veu : un iour est egal à touts iours. Il n'y a point d'aultre lumière, ni d'aultre nuict.....

Faictes place aux aultres, comme d'aultres vous l'ont faicte. L'equalité est la premiere piece de l'equité. Qui se peult plaindre d'estre comprins où touts sont comprins ?.....

Tout ne bransle il pas vostre bransle? Y a il chose qui ne vieillisse quant et vous? Mille hommes, mille animaulx et mille aultres creatures meurent en ce mesme instant que

vous mourez.....

Pourquoy te plains tu de moy et de la destinee?..... Imaginez, de vray, combien seroit une vie perdurable moins supportable à l'homme, et plus penible que la vie que ie luy ay donnee. Si vous n'aviez la mort, vous me mauldiriez sans cesse de vous en avoir privé: i'y ay à escient meslé quelque peu d'amertume, pour vous empescher, veoyant la commodité de son usage, de l'embrasser trop avidement et indiscrettement.....

Cette dernière attention de dame Nature est trèsdélicate, et nous ne saurions lui en être trop recon

naissants. Mais elle pouvait s'en dispenser en nous faisant la vie meilleure, moins misérable qu'elle n'est. Il me semble que c'était facile et que cela valait mieux. Aucun de nous alors n'eût désiré la mort, que du reste nous ne désirons guère. même dans l'état peu satisfaisant où nous sommes, et la nature pouvait sans le moindre inconvénient la dégager de toute amertume, la rendre douce, sans souffrance aucune, à tenter enfin même les heureux de notre monde tel qu'il est. Nous nous serions bien gardés d'aller audevant d'elle. Ainsi tout se passait à merveille. Nous vivions également heureux, attendant notre fin sans impatience. Pour nous tous c'eût été le soir d'un beau jour de notre grand poëte La Fontaine.

Ce dix-neuvième chapitre du premier livre des Essais contient près de trente pages et se fait remarquer par de grandes beautés de pensées et de style. Et pourtant, sur le sujet qu'il traite, il est impossible de penser comme tout le monde et comme Montaigne. Or tout le monde craint la mort, la considère comme un mal, tâche d'y songer le moins possible, et, au contraire de Montaigne, tout le monde a raison. Rien ne le prouve mieux que cette excellente définition de Servan « La mort est le dernier événement, le » dernier acte de notre carrière, mais elle n'en est » pas le but. Notre but véritable, c'est de bien vivre

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