Page images
PDF
EPUB

Ces pauvres gents qu'on veoid, sur l'eschaffaud, remplis d'une ardente devotion, y occupants touts leurs sens autant qu'ils peuvent, les aureilles aux instructions qu'on leur donne, les yeulx et les mains tendues au ciel, la voix à des prieres haultes, avecques une emotion aspre et continuelle, font, certes, chose louable et convenable à une telle necessité: on les doibt louer de religion, mais non proprement de constance; ils fuyent la luicte, ils destournent de la mort leur consideration, comme on amuse les enfants pendant qu'on leur veult donner le coup de lancette.

J'ai peu de citations à faire de ce chapitre, et je m'en tiens au récit suivant, très-court et trèsénergique :

Celuy qui meurt en la meslee, les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny ne la considere; l'ardeur du combat l'emporte. Un honneste homme de ma cognoissance estant tumbé, comme il se battoit en estacade, et se sentant daguer à terre par son ennemi de neuf ou dix coups, chascun des assistants luy crioit qu'il pensast à sa conscience; mais il me dict depuis, qu'encores que ces voix luy veinssent aux aureilles, elles ne l'avoient aulcunement touché, et qu'il ne pensa iamais qu'à se descharger et à se venger il tua son homme en ce mesme combat.....

CHAPITRE V.

SUR DES VERS DE VIRGILE.

Je ne suivrai pas Montaigne par tout ce chapitre, qui a près de cent pages, dont un bon nombre sont écrites trop librement. Les choses les plus crues y sont appelées par leur nom, et, bien qu'au seizième siècle notre langue se donnât, sans le plus léger scrupule, des franchises qu'elle ne se permettrait pas aujourd'hui, il n'en est pas moins vrai que Montaigne est tombé dans une grave erreur en prétendant qu'il ne faut pas exclure les crudités des propos serieux et reglez. C'est tout à fait le contraire. Il n'y a que le rire et la poésie qui puissent faire accepter, non sans quelque résistance d'un grand nombre d'esprits délicats, la licence du langage. Rabelais donne par trop dans l'obscénité. Mais sa gaieté et sa verve endiablée amusent. On blâme faiblement la Fontaine, en lisant ses contes pleins de grâce et de charme poétique. Voltaire, en nous racontant l'histoire de Candide, voudrait bien être gai; sa gaieté est un peu triste, un peu amère, comme le sourire que nous voyons sur ses portraits. Mais il a tant d'esprit! A la bonne heure! Et je lis très-volontiers Rabelais,

la Fontaine et Voltaire, tandis que Montaigne, sérieux, chagrin même, se servant des mots les plus gros, faisant à froid des citations latines que la bienséance ne permet pas de traduire, me semble peu excusable, et en quelque sorte entété d'une idée paradoxale qui aurait nui à ses Essais si elle s'était montrée, à beaucoup d'endroits, en pareil déshabillé que dans le chapitre V du livre III.

Pourtant, après avoir bien nettement dit mon avis, je ne puis m'abstenir de citer quelques passages plus ou moins scabreux. Car enfin le but de cette étude est de présenter Montaigne tel qu'il est, avec ses merveilleuses qualités, mais aussi avec ses petits défauts, ses tendances un peu païennes et complétement dépourvues de chasteté.

Je remarque que dans plusieurs éditions des citations d'Horace, de Catulle et de Martial sont restées sans traduction, par respect pour les mœurs. Il y en a aussi de saint Augustin et de saint Jérôme. En conscience, celle de saint Augustin est intraduisible. Quant à celle de saint Jérôme, quoique un peu forte, je la risquerai.

A la troisième page, Montaigne s'exprime ainsi sur les jeunes années perdues :

Que l'enfance regarde devant elle; la vieillesse, derrière: estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m'entraisnent s'ils veulent, mais à reculons! autant que mes yeulx peuvent recognoistre cette belle saison expiree, ie les У destourne à secousses : si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au moins n'en veulx ie desraciner l'image de la memoire;

Hoc est

Vivere bis, vita posse priore frui 1.

Puisque c'est le privilege de l'esprit, de se r'avoir de la vieillesse, ie luy conseille, autant que ie puis, de le faire : qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peult, comme le guy sur un arbre mort. Ie crainds que c'est un traistre; il s'est si estroictement affretté au corps, qu'il m'abandonne, à touts coups, pour le suyvre en sa necessité : ie le flatte à part, ie le practique, pour neant; i'ay beau essayer de le destourner de cette colligance, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les danses royalęs; si son compaignon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi : les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors soublever; elles sentent evidemment le morfondu ; il n'y a point d'alaigresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.

Nos maistres ont tort de quoy, cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, oultre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poësie, au vin, ils n'en ont donné sa part à la santé; une santé bouillante, vigoreuse, pleine, oisifve, telle qu'aultrefois la verdeur des ans et la securité

1 C'est vivre deux fois que de pouvoir jouir de la vie passée. MAR

TIAL.

me la fournissoient par venues : ce feu de gayeté suscite en l'esprit des eloises vifves et claires, oultre nostre clairté naturelle, et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien, ce n'est pas merveille si un contraire estat affaisse mon esprit, le cloue et en tire un effect contraire.....

le souffre peine à me feindre; si que i'evite de prendre les secrets d'aultruy en garde, n'ayant pas bien le cœur de desadvouer ma science : ie puis la taire; mais la nier, ie ne puis sans effort et desplaisir : pour estre bien secret, il le fault estre par nature, non par obligation. C'est peu, au service des princes, d'estre secret, si on n'est

menteur encores.....

Nous arrivons aux vers de Virgile. Montaigne les a choisis parmi les plus beaux du huitième livre de l’Énéide. Il dépeint les derniers feux de l'amour près de s'éteindre sous la glace des années, et appelle à lui, pour collaborer à deux belles pages, Virgile, Juvénal et le Tasse. Le penseur et le philosophe disparaissent pour faire place au poëte, et c'est ainsi que l'inépuisable variété des motifs, de vives oppositions de tons, des contrastes pour ainsi dire violents d'un chapitre à l'autre, remplacent heureusement dans les Essais une action suivie, et cet intérêt continu et gradué qui est pour la plupart des livres une indispensable condition de succès. On dirait vraiment que Montaigne

« PreviousContinue »