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Jean-Jacques Rousseau, admirèrent ce livre, et je ne doute pas que sa connaissance étudiée, approfondie, ne leur ait été d'une grande utilité. « Mon Dieu! que ce livre est plein de sens! » disait madame de Sévigné. Balzac, né deux ans après la mort de Montaigne, dit de lui qu'il a porté la raison humaine aussi loin qu'elle peut s'élever.

Ce n'est que dans la seconde moitié de ce chapitre que Montaigne s'occupe du titre qu'il lui a donné et blâme les ambassadeurs qui, dans la crainte de déplaire aux souverains qu'ils représentent, altèrent la vérité et ne mettent pas dans leurs dépêches ce qui peut justement blesser leur susceptibilité.

A cette cause, ce que i'eusse passé à un aultre sans m'y arrester, ie l'ay poisé et remarqué en l'histoire du seigneur de Langey: c'est qu'aprez avoir conté ces belles remontrances de l'empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, presents l'evesque de Mascon et le seigneur du Velly, nos ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs paroles oultrageuses contre nous, et, entre aultres, que si ses capitaines et soldats n'estoient d'aultre fidelité et suffisance en l'art militaire que ceulx du roy, tout sur l'heure, il s'attacheroit la chorde au col pour luy aller demander misericorde (et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie, depuis, il luy adveint de redire ces mesmes mots); aussi qu'il desfia le roy de le combattre

en chemise, avecques l'espee et le poignard, dans un batteau le dict seigneur de Langey, suyvant son histoire, adiouste que lesdicts ambassadeurs faisants une despeche au roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie, mesme luy celerent les deux articles precedents. Or i'ay trouvé bien estrange qu'il feust en la puissance d'un ambassadeur de dispenser sur les advertissements qu'il doibt faire à son maistre, mesme de telle consequence, venants de telle personne, et dicts en si grand'assemblee et m'eust semblé l'office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues, à fin que la liberté d'ordonner, iuger et choisir, demeurast au maistre; car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne aultrement qu'il ne doibt et que cela ne le poulse à quelque mauvais party, et cependant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la receoit; au curateur et maistre d'eschole, non à celuy qui se doibt penser inferieur, non en auctorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne voudrois pas estre servy de cette façon en mon petit faict.

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CHAPITRE XVII.

DE LA PEUR.

Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit 1.

Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent), et ne sçais gueres par quels ressorts la peur agit en nous; mais tant y a que c'est une estrange passion : et disent les medecins qu'il n'en est aulcune qui emporte plustost nostre iugement hors de sa deue assiette. De vray, i'ay veu beaucoup de gents devenus insensez de peur; et, au plus rassis, il est certain, pendant que son accez dure, qu'elle engendre de terribles esblouïssements. He laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeuls sortis du tumbeau enveloppez en leur suaire, tantost des loups-garous, des lutins et des chimeres.....

Tantost elle nous donne des ailes aux talons; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l'empereur Theophile, lequel, en une battaille qu'il perdit contre les Agarenes, deveint si estonné et si transi qu'il ne pouvoit prendre party de s'enfuyr, adeo pavor etiam auxilia formidat 2, iusques à ce que Manuel, l'un des principaulx chefs de son armee, l'ayant tirassé et secoué, comme pour l'esveiller d'un profond somme, luy dict: « Si vous ne me suyvez, ie vous tueray; car il vault

1 Je restai stupéfié; mes cheveux se dressèrent; ma voix s'arrêta dans mon gosier. VIRGILE, Énéide.

2 Tant la peur s'effraye du secours même. QUINTE-Curce.

mieulx que vous perdiez la vie, que si, estant prisonnier, vous veniez à perdre l'empire. »

Vers la fin de ce chapitre, Montaigne retrace en quelques lignes d'un puissant relief ces terribles effets de la peur auxquels les puissants et les riches sont exposés, tandis que ceux qui n'ont ni fortune ni place en sont exempts. C'est vrai; mais on peut le dire, cette exemption n'est pas recherchée et n'empêchera jamais, dans aucun temps et dans aucun pays, de préférer les frayeurs qui naissent de la richesse à la tranquillité d'esprit que donne la pauvreté.

Ceulx qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez, d'estre subiuguez, vivent en continuelles angoisses, en perdant le boire, le manger, et le repos : là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi ioyeusement que les aultres. Et tant de gents qui, de l'impatience des poinctures de la peur, se sont pendus, noyez et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la

mort.

CHAPITRE XVIII.

QU'IL NE FAULT IUGER DE NOSTRE HEUR
QU'APREZ LA MORT.

La première moitié de ce chapitre est très-belle, et je ne puis faire mieux que de la citer:

:

Scilicet ultima semper

Exspectanda dies homini est; dicique beatus

Ante obitum nemo supremaque funera debet 1.

Les enfants sçavent le conte du roy Croesus à ce proos : lequel ayant esté prins par Cyrus et condemné à la mort, sur le poinct de l'execution il s'escria : « O Solon! ô Solon! » Cela rapporté à Cyrus, et s'estant cnquis que c'estoit à dire, il luy feit entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissemeut qu'aultrefois luy avoit donné Solon «Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux iusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie, » pour l'incertitude et la varieté des choses humaines, qui, d'un bien legier mouvement, se changent d'un estat en aultre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à un si puissant estat : Ouy; mais, dit-il, Priam en tel aage ne feut pas malheu

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1 On doit sans cesse attendre son dernier jour; et il n'est pas un seul homme dont on puisse dire qu'il est heureux avant qu'il soit mort et qu'il ait reçu les honneurs suprêmes des funérailles. OVIDE.

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