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vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. L'homme marche entier vers son croist et vers son decroist..... Quelles metamorphoses luy veois ie faire touts les iours en plusieurs de mes cognoissants! C'est une puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement : il y fault grande provision d'estude, et grande precaution, pour eviter les imperfections qu'elle nous charge, ou au moins affoiblir leur progrez. le sens que, nonobstant touts mes retrenchements, elle gaigne pied à pied sur moy ie soubtiens tant que ie puis; mais ie ne sçais enfin où elle me menera moy mesme. A toutes adventures, ie suis content qu'on sache d'où ie seray tumbé.

Voilà comme chaque jour, avec quelques coups de pinceau, à la fois d'une finesse extrême et d'un relief saisissant, Montaigne continuait à faire un chefd'œuvre de son propre portrait. Non pas que sa figure soit parfaitement belle: il ne la voulait pas ainsi, tant s'en faut! mais elle est vraie et splendidement mise en lumière. Montaigne est un grand peintre, un coloriste admirable, et, je l'ai dit déjà, je ne puis mieux le comparer qu'à Rembrandt, le maître qui, dans ses tableaux, dans la Leçon d'anatomie, par exemple, a porté le plus loin l'expression de l'intelligence humaine.

A la vieillesse.

CHAPITRE III.

DE TROIS COMMERCES.

Le mot commerce est employé ici dans le sens de compagnie, société. Les trois commerces dont parle Montaigne sont le commerce des hommes, celui des femmes et celui des livres, c'est-à-dire l'amitié, l'amour et l'étude. Mais, selon son habitude, il ne se hâte pas d'entrer dans son sujet. Les chapitres des Essais ressemblent à ces conversations où, se réunissant pour traiter une question, l'on passe la première demi-heure à parler de toute autre chose. Qu'importe après tout? Le plus souvent ce qu'il y a de meilleur dans une causerie, c'est ce qui s'improvise sans suite aucune, sans sujet déterminé, de la façon la plus imprévue, mais avec des clartés scintillantes, instantanées, comme des jets d'étincelles. Seulement ces causeries-là ne courent pas les rues, même les cercles et les salons, et, pour ne pas médire du temps présent, j'ajoute qu'elles ont toujours été rares et qu'elles le seront toujours.

ni

Voici le début du chapitre III. Le conseil est

bon; mais il n'est pas permis à tout le monde de le

suivre.

Il ne fault pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions nostre principale suffisance, c'est sçavoir s'appliquer à divers usages. C'est estre, mais ce n'est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train les plus belles ames sont celles qui ont plus de varieté et de souplesse. Voylà un honorable tesmoignage du vieux Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret1.

Le vieux Caton, Caton l'Ancien, Caton le Censeur, pouvait avoir mille qualités, je n'ai aucune raison pour le contester; mais il avait aussi quelques petits défauts. Sa sévérité excessive était ridicule. Par exemple, il fit revivre une loi qui défendait aux femmes de porter des vêtements de diverses couleurs et de faire emploi de plus d'une demi-once d'or pour leurs bijoux. Les femmes jetèrent les hauts cris, et la loi fut vite rapportée. De plus, il se grisait bel et bien. Enfin je le trouve passablement ennuyeux de finir tous ses discours par son éternel Delenda est Carthago. De notre temps nous avons eu un député, j'ai oublié son nom, qui, à l'imitation de Caton l'An

1 Il avait l'esprit si flexible et si propre à tout, que quelque chose qu'il fît, on aurait dit qu'il était uniquement né pour cela. TITE

LIVE.

cien, terminait ainsi, chaque fois qu'il montait à la tribune: « Je vote contre la loi et pour la liberté illi» mitée de la presse. » Je crois que j'aime encore mieux le Delenda est Carthagō.

Deux pages plus loin, Montaigne nous dit que peu d'entretiens l'arrêtent. Il n'y prête le plus souvent que l'escorce de son attention. L'expression est heureuse, ne trouvez-vous pas?

.....

Il m'advient souvent, en telle sorte de abpropos battus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises, indignes d'un enfant et ridicules, ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encores et incivilement. l'ay une façon resveuse qui me retire à moy, et, d'aultre part, une lourde ignorance et puerile de plusieurs choses communes par ces deux qualitez, i'ay gagné qu'on puisse faire, au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'aultre, quel qu'il soit.

Les moins tendues et plus naturelles allures de nostre ame sont les plus belles; les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceulx de qui elle renge les desirs à leur puissance! il n'est point de plus utile science : « Selon qu'on peult, c'estoit le refrain et le mot favory de Socrates; mot de grande substance. Il fault adresser et arrester nos desirs aux choses les plus aysees et voysines. Ne m'est ce pas une sotte humeur, de disconvenir avecques un millier

à qui ma fortune me ioinct, de qui ie ne me puis passer; pour me tenir à un ou deux qui sont hors de mon commerce, ou plustost à un desir fantastique de chose que ie ne puis recouvrer? Mes mœurs molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuvent ayseement m'avoir deschargé d'envies et d'inimitiez; d'estre aimé, ie ne dis, mais de n'estre point haï, iamais homme n'en donna plus d'occasion mais la froideur de ma conversation m'a desrobbé, avecques raison, la bienvueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter à aultre et pire sens.

Ie suis trescapable d'acquerir et maintenir des amitiez rares et exquises; d'autant que ie me harpe avecques si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust, ie m'y produis, ie m'y iecte si avidement, que ie ne faulx pas ayseement de m'y attacher, et de faire impression où ie donne : i'en ay faict souvent heureuse preuve. Aux amitiez communes, ie suis aulcunement sterile et froid; car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est à pleine voile oultre ce, que ma fortune, m'ayant duict et affriandé de ieunesse à une amitié seule et parfaicte, m'a à la verité aulcunement desgousté des aultres, et trop imprimé en la fantasie, qu'elle est beste de compaignie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien; aussi, que i'ay naturellement peine à me communiquer à demy, et avecques modification, et cette servile prudence et souspeçonneuse qu'on nous ordonne en la conversation de ces amitiez nombreuses et imparfaictes et nous l'ordonne lon principalement en ce temps, qu'il ne se peult parler du monde que dangereusement ou faulsement.

Cette dernière phrase exprime parfaitement une vérité toute d'expérience pour les personnes qui, en

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