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CHAPITRE XXXVI.

DES PLUS EXCELLENTS HOMMES.

Les excellents hommes dont parle Montaigne dans ce chapitre sont Homère, Alexandre, Épaminondas et Scipion Émilien. Il fait aussi très-belle la part d'Alcibiade, qu'assez naïvement il ne regarde pas comme un saint homme :

Pour un homme non sainct, mais que nous disons galant homme, de mœurs civiles et communes, d'une haulteur moderee; la plus riche vie, que ie sçache, à estre vescue entre les vivants, comme on dit, et estoffee de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consideré, celle d'Alcibiades, à mon gré.

Je m'en tiens à cette courte citation.

Les éloges les plus magnifiques et les plus mérités d'Alexandre et d'Épaminondas s'oublient aujourd'hui sur les bancs du collége.

Montaigne s'étonne qu'Homère, aveugle, indigent, possédât toutes les sciences et fut « un maistre » tresfaict en la cognoissance de toutes choses. » Il eût été bien autrement surpris un siècle plus tard d'entendre soutenir par Jean-Baptiste Vico et beaucoup d'autres qu'Homère n'avait jamais existé. Au

temps où les chants de l'Iliade et de l'Odyssée furent composés, environ neuf siècles avant notre ère, l'écriture était inconnue. Ces chants furent transmis de mémoire par les rapsodes aux siècles suivants, et l'on est fondé à croire que ce ne fut pas sans de nombreuses modifications et sans que l'unité de leur composition en souffrît. Dans la nuit qui enveloppe ces âges primitifs, il devient difficile de définir et de préciser la personnalité d'Homère. N'est-il pas permis de la regarder comme très-douteuse? Montaigne dit qu'on aurait dû le mettre au rang des dieux. La solution me paraît bonne. L'lliade, le plus beau poëme qui existe au monde, est essentiellement d'origine divine. Faisons un dieu d'Homère : comme homme, nous n'aurons plus à nous en occuper.

CHAPITRE XXXVII.

DE LA RESSEMBLANCE DES ENFANTS AUX PERES.

Montaigne commence par nous faire connaître de quelle façon il travaille à ses Essais; puis, parlant de la maladie cruelle, la pierre, dont il reçut les premières atteintes à quarante-cinq ans, il remarque avec raison que le plus souvent la peur du mal est

pire que le mal même. Nous supportons en effet le poids des années et les incommodités qui en sont la suite beaucoup mieux que longtemps d'avance nous ne l'avions prévu, tant les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si dure condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver.

Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que ie n'y mets la main que lors qu'une trop lasche oysifveté me presse, et non ailleurs que chez moy: ainsin il s'est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs mois. Au demourant, ie ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes; ouy, à l'adventure, quelque mot, mais pour diversifier, non pour oster. le veulx representer le progrez de mes humeurs, et qu'on veoye chasque piece en sa naissance. Ie prendrois plaisir d'avoir commencé plustost, et à recognoistre le train de mes mutations. Un valet qui me servoit à les escrire soubs moy, pensa faire un grand butin de m'en desrobber plusieurs pieces, choisies à sa poste cela me console, qu'il n'y fera pas plus de gaing, que i'y ay faict de perte. Ie suis envieilly de sept ou huict ans depuis que ie commenceay: ce n'a pas esté sans quelque nouvel acquest; i'y ay practiqué la cholique', par la liberalité des ans : leur commerce et longue conversation ne se passe ayseement, sans quelque tel fruict. Ie vouldrois bien, de plu

1 Le mot cholique est employé ici dans le sens de néphrite ou coliques néphrétiques causées par la présence de graviers dans le tissu des reins.

:

sieurs aultres presents qu'ils ont à faire à ceux qui les hantent long temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'un qui m'eust esté plus acceptable; car ils ne m'en eussent sceu faire que i'eusse en plus grande horreur, dez mon enfance c'estoit, à poinct nommé, de touts les accidents de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus. l'avois pensé maintesfois, à part moy, que i̇'allois trop avant, et qu'à faire un si long chemin, ie ne fauldrois pas de m'engager enfin en quelque malplaisante rencontre : ie sentois et protestois assez, Qu'il estoit heure de partir, et qu'il falloit trencher la vie dans le vif et dans le sain, suyvant la regle des chirurgiens, quand ils ont à couper quelque membre; Qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, nature avoit accoustumé de faire payer de bien rudes usures. Il s'en falloit tant que i'en feusse prest lors, qu'en dix huict mois ou environ qu'il y a que ie suis en ce malplaisant estat, i'ay desia apprins à m'y accommoder; i'entre desia en composition de ce vivre choliqueux, i'y treuve dequoy me consoler, et dequoy esperer : Tant les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver!

.....

Les souffrances qui nous touchent simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des aultres hommes; partie, par iugement, car le monde estime plusieurs choses horribles, ou evitables au prix de la vie, qui me sont à peu prez indifferentes; partie, par une complexion stupide et insensible que i̇'ay aux accidents qui ne donnent à moy de droict fil; laquelle complexion i'estime l'une des meilleures pieces de ma naturelle condition: mais les souffrances vrayement

essentielles et corporelles, ie les gouste bien vifvement. Si est ce pourtant, que, les prevoyant aultres fois d'une veue foible, delicate, et amollie par la iouïssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a presté, la meilleure part de mon aage, ie les avois conceues, par imagination, si insupportables, qu'à la verité ie n'avois plus de peur, que ie n'y ay trouvé de mal : par où i’augmente tousiours cette creance, Que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu'elles n'y servent.

le suis aux prinses avecques la pire de toutes les maladies, la plus soubdaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus irremediable; i'en ay desia essayé cinq ou six bien longs accez et penibles : toutesfois, ou ie me flatte, ou encores y a il en cet estat dequoy se soubstenir, à qui a l'ame deschargee de la crainte de la mort, et deschargee des menaces, conclusions et consequences dequoy la medecine nous enteste.....

Montaigne touche ici au sujet indiqué par le titre de ce chapitre. Ce passage n'est pas un des moins remarquables par la forme et par le fond de tout le livre des Essais :

.....

Nous n'avons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangieres; il me semble que parmy les choses que nous veoyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles, qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles: Quel monstre est ce, que cette

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