Page images
PDF
EPUB

tendu vienne nous surprendre, une insignifiance, que sais-je? le diner en retard ou mal préparé, une observation sur un rien ne touchant pas juste, un mot dit maladroitement sans intention de blesser, nous nous irritons, l'impatience fait place à la colère, l'étincelle devient flamme, et voilà notre repos et celui des nôtres troublé, et même sérieusement quelquefois, en raison de la loi éternelle des petites causes produisant de grands effets.

CHAPITRE XXXII.

DEFENSE DE SENEQUE ET DE PLUTARQUE.

La familiarité que l'ay avecques ces personnages icy, et l'assistance qu'ils font à ma vieillesse, et à mon livre massonné purement de leurs des pouilles, m'oblige à espouser leur honneur.

Montaigne continue en faisant de Sénèque un éloge exagéré. Il invoque un peu à tort le témoignage de Tacite, qui plus d'une fois l'a sévèrement blâmé. Que Sénèque, au milieu du luxe et des richesses, répète avec une sincérité douteuse l'éloge de la pauvreté, je ne vois là qu'une agréable plaisanterie d'un philosophe peu pratiquant. D'ailleurs son grand ta

lent d'observateur du cœur humain le place au premier rang parmi les moralistes. Mais ce qui est grave, ce qui lui ôte tout droit à être traité de personnage très-excellent et très-vertueux, comme nous le présente Montaigne, c'est d'avoir été dans sa conduite et dans plusieurs de ses écrits l'adulateur de Néron, jusqu'à faire l'apologie de son parricide.

Quant à Plutarque, qui, heureusement pour lui, n'a pas eu de rôle politique à jouer, sa cause est meilleure. Montaigne le défend d'abord contre Jean Bodin, écrivain du seizième siècle, qui accuse Plutarque d'ignorance et lui reproche d'avoir escript souvent des choses incroyables et fabuleuses. Le reproche est passablement mérité. Mais Montaigne n'est pas de cet avis, et considère comme conformes à la vérité plusieurs faits qui peuvent paraître pour le moins invraisemblables. Par exemple, Jean Bodin ne veut pas croire qu'un enfant de Lacédémone se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau qu'il avoit desrobbé, et le tenoit caché soubs sa robbe iusques à mourir plustost que de descouvrir son larrecin.» Montaigne trouve cet exemple mal choisi. Nous ne le suivrons pas dans cette justification assez inutile de Plutarque. Le spirituel auteur des Vies parallèles excellait à raconter, et je crois qu'il aimait mieux captiver l'attention de ses lecteurs par des récits ex

traordinaires et poussant jusqu'au fabuleux, que de se renfermer scrupuleusement dans les limites d'une rigoureuse vérité.

CHAPITRE XXXIII.

L'HISTOIRE DE SPURINA.

Il est beaucoup plus parlé dans ce chapitre de César, de ses amours et de sa clémence, que du jeune Toscan Spurina. Montaigne dépeint César de complexion très-amoureuse, et nous donne la liste abrégée de ses maîtresses. C'est d'abord Cléopâtre, reine d'Égypte; Eunoé, reine de Mauritanie, puis un bon nombre de femmes mariées, Postumia, Lollia, Tertulla, Servilia, la sœur de Caton, et Mutia, la femme du grand Pompée, qui plus tard n'en épousa pas moins la fille de César. Aussi lui fit-on reproche, ajoute notre philosophe gascon, de se faire gendre d'un homme qui l'avoit fait cocu. On pourrait croire, au récit de ces prouesses, que les mœurs de cette époque de la république romaine étaient d'une déplorable facilité.

Quant à l'histoire de Spurina, elle n'offre pas le moindre intérêt. Il était doué d'une beauté si exces

sive, nous dit Montaigne, que les yeux les plus continents ne pouvaient en souffrir l'éclat. Entrant alors en furieux dépit contre lui-même et contre ces riches présents que la nature lui avait faits, « il détailla et » troubla, à force de playes qu'il se feit à escient et » de cicatrices, la parfaicte proportion et ordon»nance que nature avoit si curieusement observee » en son visage. »

Ce Spurina fit là un acte de folie, et me rappelle un Lovelace de je ne sais plus quelle comédie qui, dans la rue, se cachait la figure avec un pan de son manteau, parce que toutes les femmes devenaient amoureuses de lui. Passons vite à une réflexion que je trouve à la fin de ce chapitre, et que je m'abstiens de commenter, n'osant trop dire qu'elle sera du goût de beaucoup de maris:

Il est à l'adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout poinct en la compaignie de sa femme.

CHAPITRE XXXIV.

OBSERVATIONS SUR LES MOYENS DE FAIRE LA GUERRE, DE IULIUS CESAR.

On recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains livres en particuliere recommendation, comme le grand Alexandre, Homere; Scipion africain, Xenophon; Marcus Brutus, Polybius; Charles cinquieme, Philippes de Comines; et dict on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit. Mais le feu mareschal Strozzi, qui avoit prins Cesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieulx choisi; car à la verité, ce debvroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l'art militaire et Dieu sçait encores de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d'une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, qu'à mon goust il n'y a aucuns escripts au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie.

:

Plus loin Montaigne fait un tableau vif et saisissant de la prodigieuse activité de César parcourant, toujours victorieux, l'Europe, l'Asie et l'Afrique avec une foudroyante rapidité :

.....

Et certes, quand on ne feroit qu'aller, à peine pourroit-on atteindre à cette promptitude dequoy, tousiours victorieux, ayant laissé la Gaule, et suyvant Pom

« PreviousContinue »