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sur la motte, où elle parle au peuple, et recommende ses enfants, si elle en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente, ce qu'aulcunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d'huile à s'oindre la teste et tout le corps, lequel elle iecte dans le feu quand elle en a faict, et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renverse sur elle quantité de busches pour l'empescher de languir; et se change toute leur ioye en dueil et tristesse.

CHAPITRE XXX.

D'UN ENFANT MONSTRUEUX.

Montaigne fait ici une assez longue description d'un enfant à deux corps avec une seule tête que l'on montrait pour quelques sous. Il parle ensuite d'un phénomène non moins étrange qu'il a vu en Médoc, et se livre sur ce sujet à des réflexions élevées, mais qui appartiennent au sentiment religieux plus qu'au raisonnement :

Ce que nous appellons monstres ne le sont pas à Dieu, qui veoid en l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a comprinses et est à croire que cette figure qui nous estonne se rapporte et tient à quelque

aultre figure de mesme genre incogneu à l'homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon, et commun, et reglé mais nous n'en veoyons pas l'assortiement et la relation..... Nous appellons contre nature, ce qui advient contre la coustume rien n'est que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous apporte.

Tout le talent de Montaigne ne peut suffire à expliquer ce qui est inexplicable. Quand nous nous attristons à la vue d'un monstre, d'une malheureuse créature soulevant en nous un sentiment de répulsion et de pitié, il nous est difficile de croire que Dieu dans sa bonté infinie a voulu qu'il en fût ainsi. Est-ce possible? Non; mais ne cherchons pas. Gardons-nous de toucher à de pareilles questions et contentons-nous d'apprendre à notre raison à s'incliner devant d'impénétrables mystères. Les éloquentes paroles de M. Édouard Laboulaye, que je suis heureux de placer ici, sont la meilleure réponse qu'on puisse faire à toutes ces tentatives d'impossibles démonstrations : « A vouloir me démontrer ce qui » est indémontrable, on me rendrait sceptique. Le mystère, je l'accepte; il m'entoure de toutes parts. » Dans la nature comme dans mon âme, je sens l'in

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» fini qui me déborde; mais la raison me dit que je

puis le sentir et non pas le connaître, moi qui ne

» suis qu'un atome perdu dans l'immensité. La main

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qui me soutient et qui soutient aussi les mondes, je ne la vois pas, je m'y abandonne et je l'adore. » Pour se donner à nous, Dieu ne nous dit pas de le comprendre; il nous demande de l'aimer. »

CHAPITRE XXXI.

DE LA CHOLERE.

Les réflexions qui commencent ce chapitre s'appliquent peu, Dieu merci, à notre temps. Les mœurs sont plus douces qu'au seizième siècle, et de plus nos lois punissent les parents qui maltraitent leurs enfants. Toutefois il faut remarquer qu'il est trop souvent nécessaire de recourir à ces lois, et qu'elles ne sévissent que dans des cas extrêmes et contre des parents véritablement dénaturés. Donc, on peut considérer ce que dit Montaigne sur ce sujet comme n'appartenant pas tout à fait au passé.

Plutarque est admirable par tout, mais principalement où il iuge des actions humaines. On peult veoir les belles choses qu'il dict, en la comparaison de Lycurgus et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est, d'abandonner les enfants au gouvernement et à la

charge de leurs peres. La plus part de nos polices, comme dict Aristote, laissent à chascun, en maniere des cyclopes, la conduicte de leurs femmes et de leurs enfants, selon leur folle et indiscrete fantaisie et quasi les seules Lacedemonienne et Cretense ont commis aux loix la discipline de l'enfance. Qui ne veoid qu'en un estat tout despend de cette education et nourriture? et cependant, sans aultre discretion, on la laisse à la mercy des parents, tant fols et meschants qu'ils soient.

Entre aultres choses, combien de fois m'a il prins envie, passant par nos rues, de dresser une farce pour venger des garsonnets que ie veoyois escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere ou mere furieux et forcenez de cholere! Vous leur veoyez sortir le feu et la rage des yeulx...., (et, selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage), à tout une voix trenchante et esclatante, souvent contre qui ne faict que sortir de nourrice. Et puis les voylà estropiez, estourdis de coups; et notre iustice qui n'en faict compte, comme si ces esboittements et eslochements n'estoient pas des membres de nostre chose publicque :

Gratum est, quod patriæ civem populoque dedisti,
Si facis, ut patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis 1.

Il n'est passion qui esbransle tant la sincerité des iugements, que la cholere. Aulcun ne feroit doubte de punir

1 Il est bien que tu aies donné à la patrie et au peuple un nouveau citoyen, pourvu que tu t'appliques à le rendre propre à servir le pays, utile dans l'agriculture, utile dans les choses de la guerre et dans celles de la paix. JUVÉNAL.

de mort le iuge qui, par cholere, auroit condamné son criminel; pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes de fouetter les enfants et les chastier estants en cholere? ce n'est plus correction, c'est vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfants : et souffririons nous un medecin qui feust animé et courroucé contre son patient?

Ainsi qu'à Montaigne, ne nous est-il pas arrivé, passant par nos rues, de voir battre des enfants, d'entendre leurs cris, d'être tenté de faire reproche et quelquefois de le faire; ce qui ne manque jamais de nous attirer de mauvais propos et de nuire à la cause que nous voulons défendre, en surexcitant la colère de stupides bourreaux contre leurs faibles victimes? Je ne connais guère d'action plus làche que celle d'un homme qui bat un enfant. Et cependant si par un fàcheux hasard nous assistons à ce révoltant spectacle, la raison nous dit de nous éloigner en imposant silence à notre cœur. Je crois qu'il n'est pas un seul de nous qui ne se soit trouvé dans cette situation. Mais il est certain que si, ne pouvant contenir notre indignation, nous faisons cesser pour un moment par nos paroles sévères les mauvais traitements, ils recommencent avec une violence nouvelle aussitôt que nous sommes assez loin pour ne rien voir et ne rien entendre.

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