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à merveille le tempérament de ces brillants esprits qui donnèrent une juste renommée à nos salons, au temps où l'on y causait.

CHAPITRE XI.

DES PROGNOSTICATIONS.

Montaigne ne croit pas aux prognostications. Une pareille croyance ne pouvait être admise par cet esprit sage, modéré, plein de bon sens. Montaigne ne croit pas plus aux songes, aux astres, aux esprits, que le voisin de Sganarelle, le seigneur Géronimo. Montaigne et Molière, génies consanguins, nés pour guérir les hommes de leurs folies, de leurs idées fausses et superstitieuses, Montaigne disant aux hommes de son temps qu'ils ne doivent plus croire aux prognostications, Molière un siècle plus tard achevant l'œuvre de Montaigne, et portant dans sa comédie de la Princesse d'Élide le coup de grâce à l'astrologie voilà d'incontestables bienfaiteurs de l'humanité. Que ne les écoute-t-on mieux!

Dans cette avide recherche de la connaissance de l'avenir, Montaigne voit un notable exemple de la

forcenee curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n'avoit pas assez à faire à digerer les presentes.

Il cite Horace, qui pense comme lui :

Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus;
Ridetque, si mortalis ultra
Fas trepidat.

Ille potens sui

Lætusque deget, cui licet in diem

Dixisse, vixi; cras vel atra

Nube polum pater occupato,

Vel sole puro1.

Lætus in præsens animus, quod ultra est

Oderit curare2.

Il cite Cicéron, qui ne croyait pas au langage des oiseaux :

Nam istis, qui linguam avium intelligunt,
Plusque ex alieno iecore sapiunt, quam ex suo,
Magis audiendum, quam auscultandum censeo'.

1 Un dieu prudent couvre d'une nuit épaisse la marche future des temps, et se rit de l'homme qui s'alarme au delà de ce qui lui est permis..... Il vit heureux et maître de lui-même, celui qui peut dire chaque jour : J'ai vécu; qu'importe que demain Jupiter couvre le ciel de nuages noirs, ou nous donne un jour serein? HORACE, Odes, 3. Un esprit satisfait du présent se gardera bien de s'inquiéter de l'avenir. HORACE, Odes.

3 Quant à ceux qui entendent le langage des oiseaux, et qui con

l'aimeroy bien mieulx regler mes affaires par le sort des dez que par ces songes.............

l'en veoy qui estudient et glosent leurs almanacs et nous en alleguent l'auctorité aux choses qui se passent. A tant dire, il fault qu'ils disent et la verité et le mensonge quis est enim, qui totum diem iaculans non aliquando collineet1. Ie ne les estime de rien mieulx, pour les veoir tumber en quelque rencontre. Ce seroit plus de certitude, s'il y avoit regle et verité à mentir tousiours ioinct que personne ne tient registre de leurs mescomptes, d'autant qu'ils sont ordinaires et infinis; et faict on valoir leurs divinations de ce qu'elles sont rares, incroiables, et prodigieuses. Ainsi respondit Diagoras, qui feut surnommé l'athee, estant en la Samothrace, à celuy qui, en luy monstrant au temple force vœux et tableaux de ceulx qui avoyent eschappé le nauffrage, lui dict: Eh bien! vous qui pensez que les dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dictes vous de tant d'hommes sauvez par leur grace? Il se faict ainsi, respondit-il ; ceulx là ne sont pas peincts qui sont demourez noyez, en bien plus grand nombre.

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Ce onzième chapitre se termine par une ingénieuse explication du démon de Socrate. Montaigne dit

sultent le foie d'un animal plutôt que leur propre raison, je pense qu'il vaut mieux les écouter que de les croire. CICERON, De divinatione.

1 Quel est l'homme, en effet, qui passant tout un jour à lancer des flèches, ne touche quelquefois le but? CICERON, De divinatione.

spirituellement que chacun de nous a son démon en soi, démon impérieux, faisant le bien, faisant le mal, mais le plus souvent faisant ce qu'il veut : ce que dans les arts nous appelons l'inspiration n'est pas autre chose :

Le daimon de Socrates estoit à l'adventure certaine impulsion de volonté, qui se presentoit à luy sans le conseil de son discours en une ame bien espuree, comme la sienne, et preparce par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vraysemblable que ces inclinations, quoyque temeraires et indigestes, estoient tousiours importantes et dignes d'estre suyvies. Chascun sent en soy quelque image de telles agitations d'une opinion prompte, vehemente et fortuite.....

CHAPITRE XII.

DE LA CONSTANCE.

La loi de la resolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous debvions couvrir, autant qu'il est en nostre puissance, des maulx et inconvenients qui nous menacent, ny par consequent d'avoir peur qu'ils nous surprennent au rebours, touts moyens honnestes de se

1 Je ferai remarquer une fois pour toutes que le mot discours est fréquemment employé par Montaigne dans le sens de raison, raison

nement.

guarantir des maulx sont non seulement permis, mais louables; et le ieu de la constance se ioue principalement à porter de pied ferme ses inconvenients où il n'y a point de remede.....

Ce ne sont pas des vérités bien neuves que dit là Montaigne. Mais il est excellent, à mon avis, de se retremper aux sources pures, aux vieilles vérités. Lisons les livres nouveaux, lisons des journaux, on ne lit guère que cela aujourd'hui; faisons chaque jour bonne provision d'idées paradoxales, d'actualités passionnées, de traits spirituels et méchants, d'éphémères inanités; mais, pour Dieu! je m'adresse ici aux hommes qui pensent et qui réfléchissent, vous voyez bien que l'esprit est malade dans le temps où nous sommes; prenons-en donc un peu soin, comme après tout nous prenons soin du corps ; donnons-lui de temps en temps une nourriture saine qui le remette en équilibre, et lui ôte la fièvre et l'irritation. Pour cela je ne vois pas de meilleur moyen que de revenir quelquefois aux vieux chefsd'œuvre, c'est-à-dire aux vieilles et éternelles vérités.

La fin de ce chapitre est une traduction d'AuluGelle, et pose exactement la limite de la résistance qu'une âme ferme peut opposer aux maux et aux passions:

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