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espece de lascheté qui a introduict en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts: c'estoit anciennement des duels; ce sont à cette heure rencontres et battailles..... On se servoit anciennement de personnes tierces, pour garder qu'il ne s'y feist desordre et desloyauté, et pour tesmoigner de la fortune du combat: mais depuis qu'on a prins ce train, qu'ils s'y engagent eulx mesmes, quiconque y est convié ne peult honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne luy attribue que ce soit faulte ou d'affection ou de cœur. Oultre l'iniustice d'une telle action, et vilenie, d'engager à la protection de vostre honneur aultre valeur et force que la vostre, ie treuve du desadvantage à un homme de bien, et qui pleinement se fie de soy, d'aller mesler sa fortune à celle d'un second chascun court assez de hazard pour soy, sans le courir encores pour un aultre, et a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu pour la deffense de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s'il n'a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est une partie liee; si vostre second est à terre, vous en avez deux sus les bras, avecques raison et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement; comme de charger, bien armé, un homme qui n'a qu'un tronçon d'espee, ou, tout sain, un homme qui est desia fort blecé; mais si ce sont advantages que vous ayez gaigné en combattant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegualité ne se poise et considere que de l'estat en quoy se commence la meslee; du reste prenez vous en à la fortune : et quand vous en aurez, tout seul, trois sur vous, vos deux compaignons s'estant laissé tuer, on ne vous faict non plus de tort que ie ferois, à la guerre, de donner un

coup d'espee à l'ennemy que ie verrois attaché à l'un des nostres, de pareil advantage.

Il faut avouer qu'en ce temps-là les règlements en matière de duel étaient véritablement barbares et odieux.

Montaigne parle ainsi de l'escrime :

le sçais bien que c'est un art utile à sa fin mesme........, et art, comme i'ay cogneu par experience, duquel la cognoissance a grossi le cœur à aulcuns oultre leur mesure naturelle; mais ce n'est pas proprement vertu, puis qu'elle tire son appuy de l'addresse, et qu'elle prend aultre fondement que de soy mesme.

Les buttes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers, estoient l'exercice de nos peres : cet aultre exercice est d'autant moins noble, qu'il ne regarde qu'une fin privee; qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la iustice, et qui, en toute façon, produict tousiours des effects dommageables.....

Montaigne dit avec raison que c'est la peur qui fait les tyrans et qui les pousse à la cruauté. Des tyrans! on n'en voit plus guère. Le dix-neuvième siècle ne leur sourit pas. Il y en avait encore dans les vieux mélodrames; mais le public n'en veut plus, à moins qu'ils ne le fassent rire.

.....

Qui rend les tyrans si sanguinaires, c'est le soing de leur seureté, et que leur lasche cœur ne leur fournit

d'aultres moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceulx qui les peuvent offenser, iusques aux femmes, de peur d'une esgratigneure:

Cuncta ferit, dum cuncta timet 1.

elles mesmes;

de

Les premieres cruautez s'exercent pour là s'engendre la crainte d'une iuste revenche, qui produict aprez une enfileure de nouvelles cruautez, pour les estouffer les unes par les aultres.....

Cette même pensée est admirablement dépeinte dans le quatrième acte de Britannicus, où Burrhus dit à Néron :

Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,

Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime;
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle

De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre,

Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre;
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets...........

Montaigne et Racine ont quelque peu imité ce passage du Traité de la clémence de Sénèque : « Ce

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qu'il y a, dit-il, de plus funeste dans la cruauté,

1 Il frappe toat, parce qu'il craint tout. CLAUDIEN.

» c'est qu'il faut persévérer dans ses excès, et qu'elle ne laisse aucune voie de retour à la douceur; >> c'est par les crimes qu'on parvient à soutenir les

>> crimes. >>

Tout ce qui est au delà de la mort simple me semble pure cruauté.....

On lit dans le onzième chapitre du livre II : « Quant » à moy, en la iustice même, tout ce qui est au delà » de la mort simple me semble pure cruauté. » Cette proposition répétée deux fois fut blâmée à Rome, pendant le séjour qu'y fit Montaigne. Elle devait déplaire en effet aux familiers de l'Inquisition chargés d'exécuter les jugements les plus barbares, au nom d'une religion de miséricorde et de paix.

Nostre iustice ne peult esperer que celuy que la crainte de mourir, et d'estre descapité, ou pendu, ne gardera de faillir, en soit empesché par l'imagination d'un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue............

Une fois sur ce sujet, Montaigne nous raconte de belles horreurs. C'est d'abord une légère anecdote, une simple bouchée pour nous mettre en appétit :

Iosephe recite que pendant les guerres des Romains en Iudee, passant où l'on avoit crucifié quelques Iuifs, trois iours y avoit, il recogneut trois de ses amis, et obteint de

les oster de là; les deux moururent, dict il, l'aultre vescut encores depuis.

Cela n'est rien auprès de ce qui suit, et nous arrivons à des récits d'épouvantables supplices. Était-ce un appel à la curiosité du lecteur? Je ne puis le croire. Montaigne n'avait que faire de recourir à de pareils moyens, et cependant je remarque qu'il ne nous fait pas grâce des détails les plus affreux. Ce sont des malheureux écorchés par le menu, d'une dispensation si malicieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse; ou bien des chairs vivantes déchirées à belles dents par des affamés qu'on a laissés trois jours sans manger. Cela fait penser au martyre de saint Livin, un chef-d'œuvre de Rubens qui est au Musée de Bruxelles, et qu'on ne peut voir sans frissonner.

CHAPITRE XXVIII.

TOUTES CHOSES ONT LEUR SAISON.

Ce

que je vais dire n'a aucun rapport avec le titre de ce chapitre et ne vient peut-être pas en sa saison ; mais je tiens à le dire, et c'est la meilleure raison que je puisse donner.

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