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pour rendre son excuse plus vraysemblable, se faisoit oindre les iambes, les avoit enveloppees, et contrefaisoit entierement le port et la contenance d'un homme goutteux. Enfin la fortune lui feit ce plaisir, de le rendre goutteux tout à faict.

Tantum cura potest, et ars doloris !

Desit fingere Cœlius podagram 1.

Voici la citation de Sénèque c'est une lettre adressée à Lucilius :

« Tu sçais que Harpasté, la folle de ma femme, est demeuree chez moy, pour charge hereditaire : car, de mon goust, ie suis ennemy de ces monstres; et si i̇'ay envie de rire d'un fol, il ne me le fault chercher gueres loing, ie ris de moy mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. Ie te recite chose estrange, mais veritable : elle ne sent point qu'elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l'emmener, parce qu'elle dict que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie croire qu'il advient à chascun de nous; nul ne cognoist estre avare, nul convoiteux encores les aveugles demandent un guide; nous nous fourvoyons de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux, disons nous; mais à Rome on ne peult vivre aultrement ie ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert une grande despense: ce n'est pas ma faulte si ie suis colere, si ie n'ay encores establi aulcun train asseuré de vie : c'est la faulte de la ieunesse. Ne cherchons pas hors de nous nostre mal, il

1 Voyez ce que c'est que plus besoin de feindre qu'il a la goutte. MARTIAL.

de si bien faire le malade! Célius n'a

est chez nous, il est planté en nos entrailles et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guarison plus malaysee. Si nous ne commenceons de bonne heure à nous panser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maulx? Si avons nous une tresdoulce medecine, que la philosophie; car des aultres, on n'en sent le plaisir qu'aprez la guarison, cette cy plaist et guarit ensemble. » Voilà ce que dict Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos; mais il y a du proufit au change.

Oui sans doute, il y a du profit à lire une pareille page, et il n'en faudrait pas beaucoup comme cellelà pour faire un livre excellent.

CHAPITRE XXVI.

DES POULCES.

Tacitus recite que, parmy certains roys barbares, pour faire une obligation asseuree, leur maniere estoit de ioindre estroictement leurs mains droictes l'une à l'aultre, et s'entrelacer les poulces: et quand, à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les bleceoient de quelque legiere poincte, et puis se les entresu

ceoient.

Voilà une manière de sceller les traités aussi originale que fatigante, à l'employer souvent.

.....

C'estoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les poulces...., et de desfaveur, de les haulser et contourner au dehors :

Converso pollice vulgi,

Quemlibet occidunt populariter 1.

Les Romains dispensoient de la guerre ceulx qui estoient blecez au poulce, comme s'ils n'avoient plus la prinse des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier romain, qui avoit, par malice, coupé les poulces à deux siens ieunes enfants, pour les excuser d'aller aux armees : et, avant luy, le senat, du temps de la guerre italique, avoit condamné Caius Vatienus à prison perpetuelle, et luy avoit confisqué touts ses biens, pour s'estre à escient coupé le poulce de la main gauche, pour s'exempter de ce voyage.

En Lacedemone, le maistre chastioit les enfants en leur mordant le poulce.

J'aime encore mieux le martinet ou la férule, qu'on a cependant très-bien fait de supprimer. Depuis quelque milliers d'années les maîtres ne mordent plus le pouce de leurs élèves; mais il y en a encore qui leur tirent les oreilles. J'ai gardé un médiocre souvenir de l'un de nos professeurs du collége Bourbon chez qui cette familiarité brutale était véritablement une manie.

1 Dès

que le peuple a tourné le pouce en haut, il faut, pour lui plaire, que les gladiateurs s'égorgent. JUVENAL,

CHAPITRE XXVII.

COUARDISE, MERE DE LA CRUAUTÉ.

l'ay souvent ouï dire que la couardise est mere de la cruauté............. La vaillance, de qui c'est l'effect de s'exercer seulement contre la resistance, s'arreste à veoir l'ennemy à sa mercy mais la pusillanimité, pour dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier roolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s'exercent ordinairement par le peuple, et par les officiers du bagage et ce qui faict veoir tant de cruautez inouïes aux guerres populaires, c'est que cette canaille de vulgaire s'aguerrit, se gendarme, à s'ensanglanter iusques aux coudes, et deschiquetter un corps à ses pieds, n'ayant ressentiment d'aultre vaillance.....

Montaigne traite ici la question du duel, et l'on pourrait relever plusieurs emprunts faits à ce passage par Rousseau dans la cinquante-septième lettre de la première partie de la Nouvelle Héloïse. Tout ce qui a été dit de parfaitement juste contre le duel ne saurait en abolir l'usage. C'est un préjugé qui sera toujours plus fort que la raison et même que la loi. Son fougueux adversaire, Rousseau, a vainement amoncelé les arguments les plus forts pour le combattre. Vai

nement il a dit avec cette éloquente exagération qui lui était habituelle, qu'il regardait les duels comme le dernier degré de brutalité où les hommes pussent parvenir. Il n'en est pas moins vrai que les duels sont aussi nombreux aujourd'hui qu'autrefois. Seulement la douceur relative de nos mœurs empêche le plus souvent qu'ils aient une issue funeste. On les entoure de toutes les garanties d'humanité compatibles avec le point d'honneur, qui en est la base et l'indestructible principe. Les témoins, à présent, au lieu de prendre part au combat, comme au temps de Montaigne, le règlent, le surveillent, s'opposent à toute inégalité, et, presque toujours, séparent les combattants à une première effusion de sang, même légère. On ne peut rien de plus, et le duel, il faut bien le dire, représente une nécessité sociale, à ce point que si, un jour ou l'autre, il cessait d'être atteint par la loi, très-peu de personnes songeraient à réclamer et à s'écrier que les mœurs sont perdues.

Nos peres se contentoient de revencher une iniure par un desmenti, un desmenti par un coup, et ainsi pas ordre; ils estoient assez valeurenx pour ne craindre pa leur adversaire vivant et oultragé nous tremblons de frayeur, tant que nous le veoyons en pieds; et qu'il soit ainsi, nostre belle practique d'auiourd'hui porte elle pas de poursuyvre à mort, aussi bien celuy que nous avons offensé, que celuy qui nous a offensez? C'est aussi une

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