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détestable employé quelquefois à une bonne fin, Montaigne adresse à Lycurgue un reproche qui n'est peut-être pas complétement juste :

Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui feust oncques, inventa cette tresiniuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes qui estoient leurs serfs, à fin qu'en les veoyant ainsi perdus et ensepvelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le desbordement de ce vice.

Il me semble que ces deux mots par force sont de trop, et je m'imagine que les Ilotes se prêtaient assez volontiers à servir ainsi de leçon aux petits Spartiates. Dans nos villes, nous avons chaque jour sous les yeux de trop nombreux exemples d'ivrognerie, et, pour nous les offrir, les gens n'ont pas l'habitude de se faire prier.

Ici Montaigne s'élève avec force contre le barbare usage des combats de gladiateurs, et blâme énergiquement les Romains d'avoir employé un pareil moyen pour dresser le peuple à la vaillance et au mépris de la mort :

.....

C'estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tresgrand fruict pour l'institution du peuple, de veoir touts les iours en sa presence, cent, deux cents, voire mille couples d'hommes, armez les uns contre les aultres,

se hacher en pieces, avecques une si extreme fermeté de courage, qu'on ne leur veit lascher une parole de foiblesse ou commiseration, iamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lasche pour gauchir au coup de leur adversaire, ains tendre le col à son espee, et se presenter au coup il est advenu à plusieurs d'entre eulx, estants blecez à mort de force playes, d'envoyer demander au peuple s'il estoit content de leur debvoir, avant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place. Il ne falloit pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment, mais encores alaigrement; en maniere qu'on les hurloit et mauldissoit, si on les veoyoit estriver à recevoir la mort les filles mesmes les incitoient :

:

Consurgit ad ictus,

Et, quoties victor ferrum iugulo inserit, illa
Delicias ait esse suas, pectusque iacentis

Virgo modesta iubet converso pollice rumpi 1.

Les premiers Romains employoient à cet exemple les criminels mais depuis on y employa des serfs innocents, et des libres mesmes qui se vendoient pour cet effect, iusques à des senateurs et chevaliers romains, et encores des femmes.... ce que ie trouverois fort estrange et incroyable si nous n'estions accoustumez de veoir touts les iours, en nos guerres, plusieurs milliasses d'hommes estrangiers, engageants, pour de l'argent, leur sang et leur vie à des querelles où ils n'ont aulcun interest.

1 La vierge modeste se lève à chaque coup; et toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle s'écrie que cela la charme, et elle fait signe, en renversant le pouce, de percer la poitrine du gladiateur étendu par terre. PRUDENCE.

CHAPITRE XXIV.

DE LA GRANDEUR ROMAINE.

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Montaigne exalte, dans ce chapitre, la grandeur romaine. Il cite César faisant des rois, Popilius traçant un cercle autour du roi Antiochus, lui disant avec une parfaite insolence qu'il n'en sortirait qu'après avoir rendu réponse au sénat en obtenant de ce roi qui régnait sur l'Égypte entière cette humble réponse « Je ferai ce que le sénat me commande. »

Corneille aussi avait en haute estime les Romains, et pensait comme Montaigne quand il faisait dire à Émilie, au troisième acte de Cinna, puis à Attale, au premier acte de Nicomède :

Sachez qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître Pour commander aux rois et pour vivre sans maître.

Ce n'était pas tout à fait l'avis du président de Brosses, qui, à vrai dire, n'est pas une grande autorité. Il prétend que c'est un préjugé général qui élève si haut le peuple romain, et les raisons qu'il donne ne sont pas absolument mauvaises; seulement elles pourraient être présentées en meilleur style : « L'habitude qu'on a contractée, dit-il, de juger favorablement

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>> de cette nation sur l'excellente constitution de son » gouvernement par rapport aux nations étrangères » et sur les grands exemples de vertu fournis par » les premiers siècles de la république, empêche la plupart des gens de faire attention que dans tous » les temps la discorde a régné dans le sein de Rome : » que depuis que la république eut atteint une cer» taine étendue, presque tous ces personnages qu'on » nous vante ne sont pas moins fameux par des vices » énormes que par de brillantes vertus rassemblées >> très-communément dans les mêmes sujets; et que » leur basse cupidité avilissait au dedans la majesté » de l'État, qu'ils relevaient eux-mêmes au dehors >> par les talents qui éblouissent le vulgaire 1.

1

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Comme atténuation de cette grandeur romaine qui m'a toujours paru avoir été surfaite, je ferai observer qu'il y eut de tout temps à Rome, en nombre considérable, des esclavés par naissance, ou, précisons mieux, des habitants nés à Rome qui, de père en fils, étaient et restaient esclaves. Or il n'y a pas de grand peuple, dans toute l'acception du mot, avec de pareilles institutions sociales. Les républiques à esclaves des sociétés païennes ne nous représentent pas ce qui constitue une nation, c'est-à-dire une réunion de citoyens libres, avec les mêmes lois pour tous, sans

1 Vie de Salluste, par le président DE BROSSES.

exception. La Grèce et Rome furent de puissantes oligarchies, rien de plus, et leur grandeur s'abaisse devant l'idée chrétienne, qui a dit que tous les hommes sont frères. Idée simple et sublime à la fois! Elle domine tout ce qui a été fait de grand et de beau jusqu'à nos jours, et renferme tout ce qui sera fait dans l'avenir pour le progrès véritable et le bonheur pos

sible de l'humanité. Sans méconnaître les faits mémorables accomplis par les Grecs et les Romains, on peut dire avec raison que l'œuvre des civilisations anciennes est de tout point inférieure à celle du christianisme.

CHAPITRE XXV.

DE NE CONTREFAIRE LE MALADE.

Une épigramme de Martial commence ce chapitre; une lettre de Sénèque le finit. La lettre est des meilleures, ainsi que la traduction que nous en donne Montaigne.

il

Il y a un epigramme en Martial, qui est des bons, car y en a chez luy de toutes sortes, où il recite plaisamment l'histoire de Celius, qui, pour fuyr à faire la court à quelques grands à Rome, se trouver à leur lever, les assister et les suyvre, fait la mine d'avoir la goutte; et,

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