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contre les Parthes. Avant son règne, pendant un long séjour dans les Gaules, il montra les qualités d'un grand capitaine et d'un habile administrateur. C'était de plus un écrivain distingué et de beaucoup d'esprit. Enfin, ce qu'on ne peut dire que d'un très-petit nombre d'empereurs, il ne persécuta personne.

CHAPITRE XX.

NOUS NE GOUSTONS RIEN DE PUR.

Il n'est que trop vrai que nous ne goûtons rien de pur, et cette pensée a besoin d'être revêtue d'une forme piquante et originale, pour que le lecteur ne tourne pas la page. Montaigne l'a bien compris, peut-être trop bien, en s'inspirant dans son langage de l'école cyrénaïque, la moins chaste de toutes les écoles. Mais laissons-le parler :

Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aulcun exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité..... Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plaincte; diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en forgeons l'image en son excellence, nous la fardons d'epithetes et qualitez maladifves et douloureuses, langueur, mollesse, foiblesse, defaillance, morbidezza..... La profonde ioye a plus de severité que de

gayeté; l'extreme et plein contentement, plus de rassis que d'enioué........... C'est ce que dict un verset grec ancien, de tel sens, « Les dieux nous vendent touts les biens qu'ils nous donnent. »

Voiture a dit dans une de ses lettres : « Pour l'ordinaire, la fortune nous vend bien chèrement ce qu'on croit qu'elle nous donne », et tout le monde connaît les beaux vers de la Fontaine :

Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne,
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.

Cette pensée se retrouve aussi dans Voltaire :
Le bonheur est un bien que nous vend la nature.

..... Metrodorus disoit, qu'en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Ie ne sçais s'il vouloit dire aultre chose; mais, moy, j'imagine bien qu'il y a du desseing, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir en la melancholie ie dis oultre l'ambition, qui s'y peult encores mesler; il y a quelque umbre de friandise et de delicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a il pas des complexions qui en font leur aliment?

:

Est quædam flere voluptas 1.

L'extremité du rire se mesle aux larmes.

Les larmes ont quelque douceur, OVIDE.

L'esprit profondément observateur de Montaigne se montre dans la page qui termine ce chapitre. Cela, je pense, a été peu dit; mais il est certain que cela n'a jamais été si bien dit :

Il est pareillement vray que, pour l'usage de la vie, et service du commerce publicque, il y peult avoir de l'excez en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité : il les fault appesantir et esmousser pour les rendre plus obeïssants à l'exemple et à la practique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre ; pourtant se treuvent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires; et les opinions de la philosophie eslevees et exquises se treuvent ineptes à l'exercice. Cette poinctue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiete, trouble nos negociations. Il fault manier les entreprinses humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune : il n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement: on s'y perd, à la consideration de tant de lustres contraires et formes diverses.....

Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son eslection un engin moyen conduict egualement, et suffit aux executions de grand et de petit poids. Regardez que les meilleurs mesnagiers sont ceulx qui nous sçavent moins dire comme ils le sont; et que ces suffisants conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille : ie sçais un grand diseur et tresexcellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de

rente i'en sçais un aultre qui dict, qui consulte, mieulx qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus belle montre d'ame et de suffisance; toutesfois, aux effects, ses serviteurs treuvent qu'il est tout aultre, ie dis sans mettre le malheur en compte.

CHAPITRE XXI.

CONTRE LA FAINEANTISE.

Le seigneur de Montaigne n'est pas d'avis qu'on paye de sa personne pour le service d'un prince qui se tient à l'abri du danger, enfermé dans son palais. Il le dit avec « cette liberté naturelle » que de Thou admirait en lui.

L'empereur Vespasian, estant malade de la maladie dont il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'empire; et, dans son lict mesme, depeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence et son medecin l'en tansant, comme de chose nuisible à sa santé, « Il fault, disoit il, qu'un empereur meure debout. » Voilà un beau mot, à mon gré, et digne d'un grand prince. Adrian, l'empereur, s'en servit depuis à ce mesme propos et le debvroit on souvent ramentevoir aux roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes, n'est pas une charge oysifve; et qu'il n'est rien qui puisse si ius

tement desgouster un subiect de se mettre en peine et en hazard, pour le service de son prince, que de le veoir appoltrony ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d'avoir soing de sa conservation, le veoyant si nonchalant de la nostre.

Je trouve plus loin un beau récit de la bataille d'Alcazar, en Afrique (1578), où le roi de Portugal dom Sébastien fut complétement battu par les rois de Fez et de Maroc, et disparut dans la mêlée.

Moley Moluch, roy de Fez, qui vient de gaigner contre Sebastian, roy de Portugal, cette iournee fameuse par la mort de trois roys, et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade dez lors que les Portugais entrerent à main armee en son estat; et alla tousiours depuis en empirant vers la mort, et la prevoyant. Iamais homme ne se servit de soy plus vigoreusement et bravement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerimonieuse de l'entree de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence, et chargee de tout plein d'action; et resigna cet honneur à son frere mais ce feut aussi le seul office de capitaine qu'il resigna; touts les aultres necessaires et utiles, il les feit treslaborieusement et exactement, tenant son corps couché, mais son entendement et son courage debout et ferme iusques au dernier souspir, et aulcunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemis, indiscretement advancez en ses terres; et luy poisa merveilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduicte de cette guerre et aux affaires d'un estat trou

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