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parfois elle m'eschappe, les occasions me surprenant et agitant impremeditement. Il ne fault pas tousiours dire tout; car ce seroit sottise mais ce qu'on dict, il fault qu'il soit tel qu'on le pense; aultrement, c'est meschanceté. Ie ne sçais quelle commodité ils attendent de se feindre et contrefaire sans cesse, si ce n'est de n'en estre pas creus lors mesmes qu'ils disent verité; cela peult tromper une fois ou deux les hommes : mais de faire profession de se tenir couvert, et se vanter, comme ont faict aulcuns de nos princes, Que « ils iecteroient leur chemise au feu, si elle estoit participante de leurs vrayes intentions >> qui est un mot de l'ancien Metellus Macedonicus; et publier, Que « qui ne sçait se feindre, ne sçait pas regner », c'est tenir advertis ceulx qui ont à les practiquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent.....

Or, de moy, i'aime mieulx estre importun et indiscret, que flatteur et dissimulé. I'advoue qu'il se peult mesler quelque poincte de fierté et d'opiniastreté, à se tenir ainsin entier et ouvert comme ie suis, sans consideration d'aultruy; et me semble que ie deviens un peu plus libre où il le fauldroit moins estre, et que ie m'eschauffe par l'opposition du respect : il peult estre aussi que ie me laisse aller aprez ma nature, à faulte d'art. Presentant aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que i'apporte de ma maison, ie sens combien elle decline vers l'indiscretion` et incivilité mais, oultre ce que ie suis ainsi faict, ie n'ay pas l'esprit assez soupple pour gauchir à une prompte demande, et pour en eschapper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feincte, ny certes assez d'asseurance pour la maintenir, et foys le brave par

foiblesse; parquoy ie m'abandonne à la naïfveté, et à tousiours dire ce que je pense, et par complexion et par desscing, laissant à la fortune d'en conduire l'evene

ment.....

Après avoir fait l'éloge des poëtes de son temps, Aurat, Buchanan, Mont-Doré, Turnebus, noms disparus dans l'oubli, mais surtout de Ronsard et de du Bellay, qu'il trouve excellents et peu éloignés de l'ancienne perfection, Montaigne termine ce chapitre en exprimant de la manière la plus touchante sa tendre amitié pour Marie de Gournay, qu'il appelle sa fille d'alliance.

Marie le Jars de Gournay était fille d'un gentilhomme qui mourut laissant sa veuve sans fortune avec six enfants. Elle habitait Gournay, en Picardie, et se livrant à des études sérieuses, elle apprit seule le latin. Quand les deux premiers livres des Essais parurent, en 1580, mademoiselle de Gournay en fut émerveillée. C'était un esprit trèslibre, il faut le croire; car dans les deux premiers livres des Essais il y a plusieurs passages terriblement crus et dont la lecture ne convient guère à des jeunes filles. Or mademoiselle de Gournay avait à peine dix-sept ans quand elle se prit d'un vif enthousiasme pour l'œuvre de Montaigne. Ils se rencontrèrent, pour la première fois, à Paris, en 1588. Montaigne ne

tarda pas à lui porter une grande affection et passa quelque temps près d'elle et de sa mère, dans le château de Gournay. En 1595, trois ans après la mort de Montaigne, mademoiselle de Gournay publia une édition des Essais qui est très-estimée.

Elle ne pouvait recevoir une récompense plus flatteuse de son admiration pour cet homme de génie que les lignes suivantes, qu'il transmit en sa faveur à la postérité :

l'ay prins plaisir à publier, en plusieurs lieux, l'esperance que i'ay de Marie de Gournay le lars, ma fille d'alliance, et certes aimee de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppee en ma retraicte et solitude comme l'une des meilleures parties de mon propre estre : ie ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque iour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores: la sincerité et la solidité de ses mœurs y sont desia bastantes; son affection vers moy, plus que surabondante, et telle, en somme, qu'il n'y a rien à souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le iugement qu'elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siecle, et si ieune, et seule en son quartier; et la vehemence fameuse dont elle m'aima et me desira longtemps, sur la seule estime qu'elle en print de moy, longtemps avant m'avoir veu, sont des accidents de tresdigne consideration.

CHAPITRE XVIII.

DU DESMENTIR.

Avant de s'occuper du titre de ce chapitre, Montaigne croit devoir répondre au reproche qu'on lui fait de parler trop souvent de lui :

Voire mais, on me dira que ce desseing de se servir de soy, pour subiect à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux, qui, par leur reputation, auroient donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain, je l'advoue et sçais bien, que pour veoir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeulx de sa besongne; là où, pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. Il messied à tout aultre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a de quoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de pa

tron.....

J'interromps ici l'auteur des Essais et je prétends, au contraire, qu'il y a beaucoup de choses excellentes à imiter dans sa vie et à prendre dans ses opinions. Les circonstances se prêtent très-exceptionnellement à l'imitation des hommes qui se signalent à l'attention publique par des faits éclatants. Mais il nous est possible de nous rapprocher des moralistes de tous les

temps et de tous les pays, qui éclairent notre raison et sont nos meilleurs guides dans le chemin de la vie. Si nous ne faisons pas tout ce qu'ils nous conseillent, consolons-nous en pensant qu'il en a été de même pour eux, et que souvent leurs actions sont restées au-dessous de leurs écrits. Ceux qui, ainsi que Montaigne, ne nous demandent pas l'impossible, sont les meilleurs. On dit sa morale trop facile. Ce n'est pas mon avis. Elle suffit largement à faire des hommes honnêtes, indulgents et sincères. Que demander de plus?

Je reprends ma citation :

Cesar et Xenoplon ont eu de quoy fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en une base iuste et solide : ainsi sont à souhaiter les papiers iournaux du grand Alexandre, les commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus, et aultres avoient laissez de leurs gestes de telles gents, on aime et estudie les figures, en cuivre mesme et en pierre.

Cette remontrance est tresvraye; mais elle ne me touche que bien peu..... Ie ne dresse pas icy une statue à planter au quarrefour d'une ville, ou dans une eglise, ou place publicque....: c'est pour le coing d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me raccointer et repractiquer en cett' image.....

Quel contentement me seroit ce d'ouïr ainsi quelqu'un qui me recitast les mœurs, le visage, la contenance, les plus communes paroles, et les fortunes de mes ancestres! combien i'y serois attentif! Vrayement cela partiroit d'une

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