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A qui doibvent Cesar et Alexandre cette grandeur infinie de la renommee, qu'à la fortune? combien d'hommes a elle esteincts sur le commencement de leur progrez, desquels nous n'avons aulcune cognoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eust arrestez tout court sur la naissance mesme de leurs entreprinses? Au travers de tant et si extremes dangiers, il ne me souvient point avoir leu que Cesar ayt esté iamais blecé: mille sont morts de moindres perils que le moindre de ceulx qu'il franchit.

Les philosophes, pour la plupart, ne veulent pas que nous nous fassions de la vertu un moyen de bonheur, et proscrivent la morale de l'intérêt. Montaigne est moins sévère; il sait faire la part de notre faiblesse ; il sait qu'exiger trop de nous, c'est le meilleur moyen de n'en rien obtenir; enfin, il ne pense pas qu'une abnégation absolue soit de toute nécessité pour accomplir le bien :

.....

Quand, pour sa droicture, ie ne suyvrois le droict chemin, ie le suyvrois pour avoir trouvé, par experience, qu'au bout du compte, c'est communement le plus heureux et le plus utile: Dedit hoc providentia hominibus munus, ut honesta magis iuvarent'. Le marinier ancien disoit ainsin à Neptune, en une grande tempeste « O Dieu, tu me sauveras, si tu veulx; si tu veulx, tu me perdras mais si tiendray ie tousiours droict mon timon. »

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1 C'est un bienfait de la providence des dieux, que les choses honnêtes sont aussi les plus utiles. QUINTILIEN.

l'ai veu de mon temps mill' hommes soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudents mondains que moy, se perdre où ie me suis sauvé :

Il y a ie ne sçais quelle doulceur naturelle à se sentir louer; mais nous luy prestons trop de beaucoup.

CHAPITRE XVII.

DE LA PRESUMPTION.

Il y a une aultre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de nostre valeur. C'est un'affection inconsideree, de quoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous mesmes aultres que nous ne sommes comme la passion amoureuse preste des beautez et des graces au subiect qu'elle embrasse, et faict que ceulx qui en sont esprins treuvent, d'un iugement trouble et alteré, ce qu'ils aiment aultre et plus parfaict qu'il n'est.

Molière a paraphrasé cette idée au second acte du Misanthrope. Tout le monde connaît les vers d'Éliante, et cependant je les cite, parce qu'il est toujours agréable de les relire :

L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix :

Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,
Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms :
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable;
La noire à faire peur, une brune adorable;
La maigre a de la taille et de la liberté;

La grasse est, dans son port, pleine de majesté,
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux yeux;

La naine un abrégé des merveilles des cieux;
L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne;
La fourbe a de l'esprit, la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.

C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.

Montaigne blâme également une modestie exagérée et toujours peu sincère :

Je ne veulx pas qu'un homme se mescognoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il est; le iugement doibt tout par tout maintenir son droict: c'est raison qu'il veoye en ce subiect, comme ailleurs, ce que la verité luy presente; si c'est Cesar, qu'il se treuve hardiement le plus grand capitaine du monde. Nous ne sommes que cerimonie : la cerimonie nous emporte, et laissons la substance des choses! nous nous tenons aux branches, et abandonnons le tronc et le corps : nous

avons apprins aux dames de rougir, oyants seulement nommer ce qu'elles ne craignent aulcunement à faire..... la cerimonie nous deffend d'exprimer, par paroles, les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons; la raison nous deffend de n'en faire point d'illicites et mauvaises, et personne ne l'en croit. Ie me treuve icy empestré ez loix de la cerimonie; car elle ne permet, ny qu'on parle bien de soy, ny qu'on en parle mal : nous la lairrons là pour ce coup.

Un peu plus loin Montaigne plaisante spirituellement sur la vanité des auteurs :

Ce que ie treuve excusable du mien, ce n'est pas de soy et à la verité, mais c'est à la comparaison d'aultres choses pires, ausquelles ie veois qu'on donne credit. le suis envieux du bonheur de ceulx qui se sçavent resiouïr et gratifier en leur ouvrage; car c'est un moyen aysé de se donner du plaisir, puisqu'on le tire de soy mesme, specialement s'il y a un peu de fermeté en leur opiniastrise. le sçais un poëte à qui, fort et foible, en foule et en chambre, et le ciel et la terre crient qu'il n'y entend gueres il n'en rabbat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s'est taillé; tousiours recommence, tousiours reconsulte, et tousiours persiste, d'autant plus fort en son advis, et plus roide, qu'il touche à luy seul de le maintenir.

N'est-ce pas charmant? Clitandre ne parle pas mieux de M. Trissotin. Écoutez Molière après Mon

taigne. C'est le même livre, le livre du cœur humain ; c'est à peine tourner la page :

Oui, vous avez raison; mais monsieur Trissotin
M'inspire au fond de l'âme un dominant chagrin.
Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,
A me deshonorer en prisant ses ouvrages;
C'est par eux qu'à mes yeux il a d'abord paru,
Et je le connoissois avant de l'avoir vu.

Je vis, dans le fatras des écrits qu'il nous donne,
Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne,
La constante hauteur de sa présomption,
Cette intrépidité de bonne opinion,

Cet indolent état de confiance extrême

Qui le rend en tout temps si content de soi-même,
Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit,
Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit,
Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée
Contre tous les honneurs d'un général d'armée.

Voilà deux excellents portraits du poëte vaniteux, tous deux très-ressemblants, et certes, on peut dire, à l'honneur de Molière, que le second n'est pas le moins du monde la copie du premier.

Il n'est plus question de la présomption dans le reste de ce chapitre. Montaigne nous y parle de lui et ne se flatte pas, tant s'en faut. On pourrait même remarquer qu'il se méconnaît à plaisir. Il semble examiner à la loupe son intelligence d'une valeur

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