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CHAPITRE XIII.

DE IUGER DE LA MORT D'AULTRUY,

Quand nous iugeons de l'asseurance d'aultruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se fault prendre garde d'une chose, Que malayseement on croit estre arrivé à ce poinct. Peu de gens meurent, resolus que ce soit leur heure derniere; et n'est endroict où la piperie de l'esperance nous amuse plus elle ne cesse de corner aux aureilles : « D'aultres ont bien esté plus malades sans mourir; l'affaire n'est si desesperee qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'aultres miracles. »

:

On a toujours raison d'espérer. D'ailleurs, j'admire peu cette grande fermeté du stoïcien qui, devant la mort, s'efforce de paraître insensible à la douleur. Je vois là surtout la recherche de l'effet, la satisfaction de l'orgueil, la prédominance du moi; et qu'est-ce que le moi dans un pareil moment! Pourquoi ne pas être simple et sincère? Montaigne revient souvent sur ce sujet, qui l'amène par une pente inévitable à nous parler de Socrate et de Caton. Deux belles morts que celles-là! Socrate discourant sur l'immortalité de l'âme! Caton deschirant tout ensanglanté ses entrailles! A vrai dire, je ne trouve pas

moins belle la mort de l'honnête homme qui, à cette heure suprême, recommande son âme à Dieu, ne laissant derrière lui rien qui pèse sur sa mémoire. Qu'importe qu'il montre une fermeté plus ou moins grande? Ne peut-il donc regretter la vie, se plaindre de souffrir et de quitter ceux qui l'aiment et qui pleurent autour de lui?

Qui veid iamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les mœurs des hommes de sa misere et de son chagrin?

Je ne suis pas tout à fait convaincu, lorsque Montaigne nous assure qu'il y a plutôt plaisir que douleur à se laisser mourir de faim. Prenez soin, après être resté trois jours sans manger, de vous faire arroser d'eau tiède, et alors c'est la perfection même. Ainsi defaillit peu à peu le ieune Marcellinus, et non sans quelque volupté.

J'aime dans ce chapitre le passage où il est question d'Héliogabale. Est-ce de l'histoire? Est-ce de la fantaisie? Je ne sais, mais c'est assez dans le ton de ce Sardanapale romain, qui pouvait croire qu'il aurait un jour ou l'autre quelque bonne raison de se

tuer et d'être ainsi, pour la première fois, agréable à ses sujets :

Heliogabalus, parmy ses plus lasches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir delicatement, où l'occasion l'en forceroit; et, à fin que sa mort ne desmentist point le reste de sa vie, avoit faict bastir exprez une tour sumptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierreries, pour se precipiter; et aussi faict faire des chordes d'or et de soie cramoisie pour s'estrangler; et battre une espee d'or pour s'enferrer; et gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze, pour s'empoisonner, selon que l'envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir.....

CHAPITRE XIV.

COMME NOSTRE ESPRIT S'EMPESCHE SOY MESME.

Je ne vois rien à citer de ce chapitre, qui n'a qu'une seule page.

CHAPITRE XV.

QUE NOSTRE DESIR S'ACCROIST PAR LA MALAYSANCE.

.....

Il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust, que la satieté qui vient de l'aysance; ny rien qui l'aiguise tant, que la rareté et difficulté:

Galla, nega; satiatur amor, nisi gaudia torquent 1.

La rigueur des maistresses est ennuyeuse; mais l'aysance et la facilité l'est, à vray dire, encores plus : d'autant que le mescontentement et la cholere naissent de l'estimation en quoy nous avons la chose desiree, aiguisent l'amour, et le reschauffent; mais la satieté engendre le desgoust; c'est une passion mousse, hebetee, lasse, et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem 2.

Contemnite, amantes:

Sic hodie veniet, si qua negavit heri 3.

Pourquoy inventa Poppea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amants? Pourquoy a lon voilé iusques au dessoubs des talons ces beautez

1 Galla, refuse-moi; l'amour se fatigue, quand le plaisir n'est pas

un tourment.

2 La femme qui veut régner longtemps doit dédaigner celui qui l'aime. OVIDE.

3 Amants, affectez la froideur; par là, vous verrez venir à vous, aujourd'hui, celle qui vous repoussait hier. PROPerce.

que chascune desire montrer, que chascun desire veoir? Pourquoy couvrent elles de tant d'empeschements, les uns sur les aultres, les parties où loge principalement nostre desir et le leur? et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à leurrer notre appetit, et nous attirer à elles en nous esloingnant?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri 1.
Interdum tunica duxit operta moram 2.

On voit bien ici que les grands poëtes amoureux et païens faisaient les délices de Montaigne, quelque peu païen lui-même, et comme poëte et comme philosophe.

A quoy sert l'art de cette honte virginale, cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d'ignorance des choses qu'elles sçavent mieulx que nous qui les en instruisons, qu'à nous accroistre le desir de vaincre, gourmander, et fouler à nostre appetit, toute cette cerimonie et ces obstacles? car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encores, d'affolir et desbaucher cette molle doulceur et cette pudeur enfantine, et de renger à la mercy de nostre ardeur une gravité froide et magistrale c'est gloire, disent ils, de triompher de la modestie, de la chasteté, et de la temperance; et qui desconseille aux dames ces parties là, il les trahit, et soy mesme. Il fault croire que le cœur leur fremit d'effroy, que le son de nos mots blece la pureté de leurs aureilles,

1 Elle fuit vers les saules, et veut auparavant être vue. VIRGILE. 2 Souvent sa robe fermée a retardé mes plaisirs. PROPERCE.

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