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Le plaisant dialogue du legislateur de Platon avecques ses citoyens fera honneur à ce passage. « Comment donc«ques, disent ils, sentants leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira? O dieux! quelle cruauté, qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servi en nos maladies, en nostre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins, selon nos fantasies! » A quoy le legislateur respond en cette maniere : « Mes amis, qui avez sans doubte bientost à mourir, il est malaysé et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suyvant l'inscription delphique. Moi, qui foys les loix, tiens que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous ce que vous iouïssez. Et vos biens et vous estes à vostre famille, tant passee que future; mais encores plus sont au publicque et vostre famille et vos biens. Parquoy, de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion, vous solicite mal à propos de faire testament iniuste, ie vous en garderay: mais, ayant respect et à l'interest universel de la cité et à celuy de vostre maison, i̇'establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doibt ceder à la commune. Allez vous en ioyeusement où la necessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui, autant que ie puis, me soigne du general, d'avoir soucy de ce que vous laissez. »

Voilà un excellent morceau sur l'une des questions les plus importantes d'une bonne économie sociale, le droit de tester plus ou moins librement. Il me paraît juste que nous ne soyons pas les maîtres

absolus de notre bien, et que la loi détermine, nonseulement la part des enfants et de la famille, mais aussi celle de l'État, qui représente l'intérêt commun. La commune, l'État, c'est la grande famille qui nous impose des devoirs de toutes sortes et dans laquelle l'intérêt particulier doit toujours céder à l'intérêt général.

J'aime beaucoup cette traduction de Platon. Estelle fidèle? Par exemple, dans cette phrase : « Allez » vous en ioyeusement où la nécessité humaine vous appelle », ce mot joyeusement est-il de Montaigne ou de Platon? Joyeusement, c'est facile à dire! Je ne veux pas chercher; mais ce mot-là doit être de Montaigne.

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A la fin de ce chapitre, Montaigne essaye de démontrer que les auteurs aiment leurs livres plus encore que les pères n'aiment leurs enfants. A l'appui de cette opinion, il cite de nombreux exemples d'une incontestable solidité, mais qui me semblent surtout prouver combien notre amour-propre est vaste et envahissant :

Or, à considerer cette simple occasion d'aimer nos enfants pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons aultres nous mesmes, il semble qu'il y ayt bien une aultre production venant de nous qui ne soit pas moindre recommendation car ce que nous engendrons

de

par l'ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres; nous sommes pere et mere ensemble en cette generation. Ceulx cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon : car la valeur de nos aultres enfants est beaucoup plus leur que nostre, la part que nous y avons est bien legiere; mais de ceulx cy, toute la beauté, toute la grace et le prix, est nostre. Par ainsin, ils nous representent et nous rapportent bien plus vifvement que les aultres. Platon adiouste que ce sont icy des enfants immortels qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos.

Puis Montaigne cite plusieurs auteurs qui n'ont pas voulu survivre à la destruction de leurs ouvrages condamnés à être brûlés. Pour ma part, je ne puis admettre que nous nous portions à de semblables excès de tendresse paternelle pour les productions de notre esprit, et, sans hésiter, je blâme Cremutius Cordus de s'être laissé mourir de faim parce que Tibère avait fait jeter ses écrits au feu; je blâme également Labienus de s'être tué pour un motif pareil. Mais je trouve spirituel et hardi le trait de Cassius Severus, qui voyant brûler les livres de son ami Labiénus, criait que, par mesme sentence, on le deb» voit quand et quand condamner à estre bruslé tout

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vif; car il portoit et conservoit en sa memoire ce » qu'ils contenoient. »

CHAPITRE IX.

DES ARMES DES PARTHES.

La première page de ce chapitre est un petit tableau de bataille bien peint et d'un bon mouvement. Il nous fait voir un corps d'armée en campagne au temps de Montaigne :

C'est une façon vicieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le poinct d'une extreme necessité, et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le dangier soit esloingné d'où il survient plusieurs desordres; car, chascun criant et courant à ses armes sur le poinct de la charge, les uns sont à lacer encores leur cuirasse, que leurs compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste de leur equipage tant que la courvee duroit. Nos troupes sont à cette heure toutes troublees et difformees par la confusion du bagage et des valeis, qui ne peuvent esloingner leurs maistres à cause de leurs

armes.

A propos des Parthes, Montaigne nous dit, d'après Ammien Marcellin, qu'ils avaient des armures tissues en petites plumes qui n'empêchaient pas le mouvement du corps, et qui « estoient si fortes, que les dards

» reiaillissoient, venants à les heurter. » L'armure en plumes me paraît être une tradition perdue, et voilà bien longtemps que pour cet emploi, à tort ou à raison, le fer a été préféré. Il faut croire que les Parthes ont disparu sans laisser leur secret.

CHAPITRE X.

DES LIVRES.

Dans ce chapitre, Montaigne se montre, suivant l'expression de M. Villemain, le grand critique du seizième siècle. Ses nombreuses citations nous ont déjà fait connaître quels sont ses auteurs favoris, Platon, Virgile, Horace, Térence, Pline, Sénèque, et surtout Plutarque. Mais ici en nous parlant de ses lectures, il fait une sorte de conférence littéraire à laquelle il donne tout le charme d'une admirable causerie. Son jugement fin et délicat apprécie les œuvres d'un certain nombre d'auteurs anciens et modernes à cette époque, et pour un ami des lettres il est peu de chapitres dans les Essais aussi intéressants que celui-ci. Il a plus de vingt pages, et je n'en citerai certainement pas tout ce que je voudrais.

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