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une belle invention, et receue en la pluspart des polices du monde, d'establir certaines marques vaines et sans prix pour en honorer et recompenser la vertu, comme sont les couronnes de laurier, de chesne, de meurte', la forme de certain vestement, le privilege d'aller en coche par ville, ou de nuict avecques flambeau, quelque assiette particuliere aux assemblees publicques, la prerogative d'aulcuns surnoms et tiltres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, de quoy l'usage a esté diversement receu selon l'opinion des nations, et dure

encores.

Nous avons pour nostre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont establis qu'à cette fin. C'est, à la verité, une bien bonne et proufitable coustume de trouver moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellents, et de les contenter et satisfaire par des payements qui ne chargent aulcunement le publicque, et qui ne coustent rien au prince. Et ce qui a esté tousiours cogneu par experience ancienne, et que nous avons aultrefois aussi peu veoir entre nous, que les gents de qualité avoient plus de ialousie de telles recompenses, que de celles où il y avoit du gaing et du proufit, cela n'est pas sans raison et grande apparence.

Il

y a toujours eu, il y aura toujours des récompenses honorifiques, et dans leur distribution la part de la faveur sera toujours trop grande. Je ne veux pas dire que le vrai mérite soit oublié. Il a seulement l'ennui de n'être ni mieux ni moins bien traité qu'un grand nombre d'insignes nullités, et pis encore.

1 De myrte.

VIII.

CHAPITRE VIII.

DE L'AFFECTION DES PERES AUX ENFANTS.

.....

S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se veoye universellement et perpetuellement empreint aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), ie puis dire, à mon advis, qu'aprez le soing que chasque animal a de sa conservation et de fuyr ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce reng. Et parce que nature semble nous l'avoir recommendee, regardant à estendre et faire aller avant les pieces successives de cette sienne machine, ce n'est pas merveille, si, à reculons, des enfants aux peres, elle n'est pas si grande : ioinct cette aultre consideration aristotelique, que celuy qui bien faict à quelqu'un l'aime mieulx, qu'il n'en est aimé; et celuy à qui il est deu aime mieulx, que celuy qui doibt.....

Dans cette considération aristotélique se trouve l'idée de l'une des plus jolies comédies de notre temps, le Voyage de M. Perrichon : « Retenez bien

"

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ceci, dit l'un des personnages de la pièce à son » ami, les hommes ne s'attachent point à nous en >> raison des services que nous leur rendons, mais » en raison de ceux qu'ils nous rendent. » Et cependant il est bien possible que l'auteur du Voyage de M. Perrichon n'ait pris l'idée de sa pièce ni dans

les Essais de Montaigne ni dans la Morale d'Aristote, et qu'il fût lui-même tout surpris de l'y trouver. Cela arrive tous les jours, particulièrement au théâtre, où les idées générales sont les seules qu'on puisse traiter avec succès. Or les idées générales sont du domaine commun. Le grand art, celui de Molière, est de dire mieux que tout le monde ce que tout le monde pense.

Montaigne désire que tout en nous prétant un peu à la simple auctorité de nature, nous ne nous laissions pas tyranniser par elle :

Ie ne puis recevoir cette passion de quoy on embrasse les enfants à peine encore nays, n'ayants ny mouvement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables, et ne les ay pas souffert volontiers nourrir prez de moy. Une Une vraye affection et bien reglec debvroit naistre et s'augmenter avecques la cognoissance qu'ils nous donnent d'eulx; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quand et quand la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle : et en iuger de mesme, s'ils sont aultres: nous rendants tousiours à la raison, nonobstant la force naturelle.

C'est trop raisonner. Faut-il donc attendre pour aimer ses enfants? Est-il donc nécessaire de soumettre à l'examen de la froide raison les expansions plus ou moins hatives de l'affection paternelle? Le

philosophe prend là mal à propos la place du père; il nous fait froid au cœur, et je répondrai à ce passage de Montaigne par les beaux vers bien connus de Victor Hugo:

Il est si beau l'enfant avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,

Laissant errer sa vue étonnée et ravie,

Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers.

Seigneur, préservez-moi, préservez ceux que j'aime;
Frères, parents, amis, et mes ennemis même,
Dans le mal triomphants,

De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,

La maison sans enfants!

Ce qui suit nous présente d'excellentes observations :

......

Quant à moy, ie treuve que c'est cruauté et iniustice de ne les recevoir au partage et société de nos biens, et compaignons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrencher et resserrer nos commoditez pour prouveoir aux leurs, puisque nous les avons engendrez à cet effect. C'est iniustice de veoir qu'un pere vieil, cassé et demy mort, iouïsse seul, à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à l'advance

ment et entretien de plusieurs enfants, et qu'il les laisse ce pendant, par faulte de moyens, perdre leurs meilleures annees sans se poulser au service publicque et cognoissance des hommes. On les iecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour iniuste qu'elle soit, à prouveoir à leur besoing.....

« Il y a d'étranges pères, a dit la Bruyère, dont » toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à >> leurs enfants des raisons de se consoler de leur >> mort. >>

Relisez les premières scènes de l'Avare, et, si vous le faites, il est probable que vous relirez la pièce entière. Combien cet intérieur de famille est triste et, pour ainsi dire, glacé par l'avarice d'Harpagon!

<< Peut-on rien voir de plus cruel, dit Cléante à sa » sœur Élise, que cette rigoureuse épargne qu'on >> exerce sur nous? que cette sécheresse étrange où » l'on nous fait languir? Hé! que nous servira d'avoir » du bien, s'il ne nous vient que dans le temps que »> nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir; et » si, pour m'entretenir même, il faut que mainte»nant je m'engage de tous côtés; si je suis réduit, » avec vous, à chercher tous les jours le secours des » marchands pour avoir moyen de porter des habits

>> raisonnables... »

Nous avons vu tout à l'heure le sage Montaigne

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