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en laquelle i'ay veu plusieurs hommes si extremes, que, trois ou quatre iours aprez, on retrouvoit encores en leur pochette les lettres toutes closes qu'on leur avoit envoyees.

le n'en ouvris iamais, non seulement de celles qu'on m'eust commises, mais de celles mesmes que la fortune m'eust faict passer par les mains; et foys conscience si mes yeulx desrobbent, par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance qu'il lit quand ie suis à costé d'un grand. Iamais homme ne s'enquit moins et ne fureta moins ez affaires d'aultruy.

Pourquoi Montaigne nous dit-il qu'il n'ouvrit jamais une lettre qui n'était pas à son adresse? On était donc bien curieux de son temps! Peut-on se vanter de n'avoir jamais fait une chose qui est trèsblamable?

Du temps de nos peres, monsieur de Boutieres cuida perdre Turin pour, estant en bonne compaignie à souper, avoir remis à lire un advertissement qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m'a apprins que Iulius Cæsar se feust sauvé, si, allant au senat le iour qu'il y feut tué par les coniurez, il eust leu un memoire qu'on luy presenta et faict aussi le conte d'Archias, tyran de Thebes, que, le soir, avant l'execution de l'entreprinse que Pelopidas avoit faicte de le tuer pour remettre son païs en liberté, il luy feut escript par un aultre Archias, Athenien, de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit; et que ce pacquet lui ayant esté rendu pendant son souper, il

remeit à l'ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grece : « A demain les affaires. »

CHAPITRE V.

DE LA CONSCIENCE.

La conscience est au-dessus de la volonté humaine. Personne n'en doute. Mais il y a une foule de gens qui l'ont mauvaise et qui n'en sont nullement troublés. La conscience! Le remords! Je ne voudrais pas me poser en philosophe morose qui ne voit partout que du mal; mais il me semble que ce sont là de vieux mots qui sont bons pour les livres de morale et n'ont presque plus d'emploi dans la vie pratique. Aussi ce cinquième chapitre est-il beaucoup trop classique pour notre temps. Il n'en commence pas moins par un récit excellemment fait :

Voyageant un iour, mon frere sieur de La Brousse, et moy, durant nos guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon. Il estoit du party contraire au nostre; mais ie n'en sçavois rien, car il se contrefaisoit aultre et le pis de ces guerres, c'est que les chartes sont si meslees, vostre ennemy n'estant distingué d'avecques vous d'aulcune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, moeurs et mesme air, qu'il

:

est malaysé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy mesme de rencontrer nos troupes en lieu où ie ne feusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis, à l'adventure, comme il m'estoit aultrefois advenu; car en un tel mescompte ie perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon miserablement, entre aultres, un page, gentilhomme italien, que ie nourrissois. soigneusement, et feut esteincte en luy une tresbelle enfance et pleine de grande esperance. Mais cettuy cy en avoit une frayeur si esperdue, et ie le veoyois si mort, à chasque rencontre d'hommes à cheval et passage de villes qui tenoient pour le roy, que ie devinay enfin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque, et des croix de sa casaque, on iroit lire iusques dans son cœur ses secrettes intentions: tant est merveilleux l'effort de la conscience! Elle nous faict trahir, accuser et combattre nous mesmes, et, à faulte de tesmoing estrangier, elle nous produict contre nous............

Plus loin Montaigne parle avec sa haute raison et son cœur plein d'humanité contre la torture, cette atrocité absurde qui ne disparut tout à fait de nos lois que sous le règne de Louis XVI.

C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peult souffrir cache la verité, et celuy qui ne les peult souffrir : car, pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas? Et, au rebours, si celuy

qui n'a pas faict ce de quoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces torments, pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon1 que de la vie luy estant proposé? le pense que le fondement de cette invention vient de la consideration de l'effort de la conscience : car, au coupable, il semble qu'elle ayde à la torture pour luy faire confesser sa faulte, et qu'elle l'affoiblisse; et de l'aultre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de dangier.....

Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tormenter et desrompre un homme, de la faulte duquel vous estes encores en doubte.

CHAPITRE VI.

DE L'EXERCITATION.

Le mot exercitation veut dire ici s'exercer à se familiariser avec la mort, « s'apprivoiser à elle ».

Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez : si nous ne la pouvons ioindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons recognoistre, et si nous ne donnons iusques à son fort, au moins verrons nous et en practiquerons les advenues.

1 Une si belle récompense....

Dans une des meilleures comédies de notre temps, un père qui marie sa fille s'écrie en lisant le contrat : « Mais on ne parle que de ma mort là dedans! » C'est un peu ce que je dirais en lisant ce sixième chapitre « Mais on ne parle que de la mort là dedans! » Non pas que ce chapitre, qui a plus de vingt pages, ne contienne des parties très-remarquables, des traits excellents, comme celui-ci :

:

Si ie me semblois bon et sage tout à fait, ie l'entonnerois à pleine teste; de dire moins de soy qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie.

Mais si je commence à citer, il me faudra citer beaucoup, et je préfère passer au chapitre suivant.

CHAPITRE VII.

DES RÉCOMPENSES D'HONNEUR.

Ceulx qui escrivent la vie d'Auguste Cæsar remarquent cecy, en sa discipline militaire, que des dons il estoit merveilleusement liberal envers ceulx qui le meritoient; mais que des pures recompenses d'honneur, il en estoit bien autant espargnant : si est ce qu'il avoit esté luy mesme gratifié par son oncle de toutes les recompenses militaires avant qu'il eust iamais esté à la guerre. C'a esté

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