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porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices qui despendent d'un monarque en ont moins besoing que les aultres car la bestise et facilité qui se treuve en la commune, et qui la rend subiecte à estre maniee et contournee par les aureilles au doulx son de cette harmonie, sans venir à poiser et cognoistre la verité des choses par la force de raison; cette facilité, dis ie, ne se treuve pas si ayseement en un seul, et est plus aysé de le garantir, par bonne institution et bon conseil, de l'impression de cette poison.....

Je ne voudrais pas faire abus d'actualité en dirigeant presque constamment cette étude vers les choses qui se passent sous nos yeux. Mais je demande si Montaigne n'aurait pas encore plus raison aujourd'hui que de son temps, et si, pour me servir du rapprochement qu'il fait, les orateurs politiques s'entendent mieux à guérir les États malades que les médecins à guérir leurs clients. Je pencherais du côté des médecins ; quoi qu'en dise Molière, nous ne mourons pas tous de leurs remèdes.

Montaigne, en finissant, reproche à son siècle l'abus des titres superbes et des surnoms glorieux. Nous en sommes encore là, et c'est exactement de même aujourd'hui. Qu'ai-je entendu un bon nombre de fois, non sans hausser légèrement les épaules, dans des sociétés plus ou moins savantes, plus ou

moins bienfaisantes, plus ou moins moralisantes, toujours parfaites quant au but, souvent défectueuses quant aux moyens, qu'ai-je entendu dire à de jeunes orateurs qui venaient là s'essayer Quand notre éminent collègue, etc., etc... Après que notre illustre secrétaire, etc., etc... Lorsque notre célèbre président, etc., etc... Le garçon tailleur qui appelle M. Jourdain mon gentilhomme, monseigneur et Votre Grandeur n'est pas plus poli.

Enfin Montaigne ne pardonne pas aux Italiens d'avoir estrené l'Arétin du surnom de divin. L'idée est drôle en effet. Il divino Aretino! Était-ce pour avoir fait des comédies et des satires parfaitement obscènes, ou bien pour avoir paraphrasé les sept psaumes de la pénitence? Car le divin Arétin faisait un peu de tout. Quelqu'un qui a dû être très-mécontent de cet hommage immérité rendu au poëte italien, c'est le divin Platon.

Voici la dernière phrase de ce chapitre :

Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des princes qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.

CHAPITRE LII.

DE LA PARCIMONIE DES ANCIENS.

Chapitre très-court. Une page et demie seule

ment :

Attilius Regulus, general de l'armee romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escrivit à la chose publicque qu'un valet de labourage, qu'il avoit laissé seul au gouvernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses utils à labourer; et demandoit congé pour s'en retourner et y pourveoir, de peur que sa femme et ses enfants n'en eussent à souffrir. Le senat pourveut à commettre un aultre à la conduicte de ses biens, et lui feit restablir ce qui lui avoit esté desrobé, et ordonna que sa femme et enfants seroient nourris aux despens du publicque.

Le vieux Caton, revenant d'Espaigne consul, vendit son cheval de service pour espargner l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie; et, estant au gouvernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayant avecques luy aultre suitte qu'un officier de la chose publicque qui lui portoit sa robbe et un vase à faire des sacrifices; et le plus souvent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoir iamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus, ny avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un iour; et de ses maisons aux

champs, qu'il n'en avoit aulcune qui feust crepie et enduite par dehors.....

CHAPITRE LIII.

D'UN MOT DE CÆSAR.

Il s'agit d'une phrase extraite des Commentaires sur la guerre civile et que Montaigne a traduite ainsi : « Il se faict, par un vice ordinaire de nature, que nous » ayons et plus de fiance et plus de crainte des choses » que nous n'avons pas veu, et qui sont cachees et incognues. » Cette phrase est précédée des réflexions suivantes :

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Si nous nous amusions par fois à nous considerer; et le temps que nous mettons à contrerooller aultruy, et à cognoistre les choses qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions ayseement combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et des faillantes. N'est ce pas un singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouvoir r'asseoir nostre contentement en aulcune chose; et que, par desir mesme et imagination, il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous fault.....

Nostre appetit est irresolu et incertain; il ne sçait rien tenir ny rien iouïr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice de ces choses qu'il tient, se remplit

et se paist d'aultres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs et ses espe

rances.....

Et cela sera toujours, parce que c'est inhérent à la nature humaine, à l'espèce. Or le progrès de l'espèce est une utopie, et la plus belle morale du monde n'y pourra jamais rien.

CHAPITRE LIV.

DES VAINES SUBTILITEZ.

Je passe ce que dit Montaigne des vaines subtilités, pour ne citer que deux courts fragments.

Le premier sur la poésie. C'est très-finement ob

servé :

La poësie populaire et purement naturelle a des naïfvetez en graces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaicte, selon l'art; comme il se veoid ez villanelles de Gascoigne, et aux chansons qu'on nous rapporte des nations qui n'ont cognoissance d'aulcune science, ny mesme d'escripture : la poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignee, sans honneur et sans prix.

C'était la première fois que ce mot de poésie

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