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ment faisait-on? Montaigne nous le dit. Il aime assez à dire de ces choses-là. On lui a vivement reproché ses saletés. Eh! mon Dieu! on a fait ce reproche à Molière, à mon avis, avec une injuste sévérité. Voltaire use largement des saletés dans Candide, et Candide n'en est pas moins un chef-d'œuvre. Et maintenant, j'en demande pardon aux délicats, mais si, dans cette étude, j'émonde les citations de tout gros mot, ce sera un faux Montaigne que je présenterai au lecteur, et je désire, au contraire, le présenter, le plus possible, tel qu'il est.

Revenons aux Romains :

Il

cuves

y avoit aux carrefours à Rome des vaisseaux et demy-
pour y apprester à pisser aux passants :

Pusi sæpe lacum propter, se, ac dolia curta,
Somno devincti, credunt extollere vestem 1.

Ils faisoient collation entre les repas. Et y avoit en esté des vendeurs de neige pour refreschir le vin; et y en avoit qui se servoient de neige en hyver, ne trouvants pas le vin encore lors assez froid. Les grands avoient leurs eschansons et trenchants; et leurs fols pour leur donner du plaisir. On leur servoit en hyver la viande sur les fouyers qui se portoient sur la table; et avoient des cuisines portatives,

1 Les petits enfants endormis croient souvent lever leur robe pour uriner dans les réservoirs publics destinés à cet usage. LUCRÈCE.

comme i'en ay veu, dans lesquelles tout leur service se traisnoit aprez eulx... Et en esté, ils faisoient souvent, en leurs salles basses, couler de l'eau fresche et claire dans des canaux au dessoubs d'eulx, où il y avoit force poisson en vie, que les assistants choisissoient et prenoient en la main, pour le faire apprester, chascun à son goust. Le poisson a tousiours eu ce privilege, comme il a encores, que les grands se meslent de le sçavoir apprester; aussi en est le goust beaucoup plus exquis que de la chair, au moins pour moy. Mais en toute sorte de magnificence, desbauche, et d'inventions voluptueuses, de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la verité ce que nous pouvons pour les egualer (car nostre volonté est bien aussi gastee que la leur); mais nostre suffisance n'y peult arriver: nos forces ne sont non plus capables de les ioindre en ces parties là vicieuses, qu'aux vertueuses; car les unes et les aultres partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plus grande en eulx qu'en nous et les ames, à mesure qu'elles sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien ny fort mal.

Nous retrouvons là Montaigne avec la profondeur de sa pensée.

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Les dames, estant aux estuves, y recevoient quand et quand des hommes; et se servoient là mesme de leurs valets à les frotter et oindre.....

Les dames argiennes et romaines portoient le dueil blanc, comme les nostres avoient accoustumé, et debvoient continuer de faire, si i'en estois creu. Mais il y a des livres entiers faicts sur cet argument.

CHAPITRE L.

DE DEMOCRITUS ET HERACLITUS.

A la troisième page de ce chapitre, nous trouverons une sortie violente contre le jeu d'échecs. Montaigne, qui en vérité a parlé de tout, dit que ce jeu exige une application trop grande, une trop sérieuse attention. Il ne lui paraît pas raisonnable de faire un pareil emploi des forces de l'intelligence.

..... Quelle chorde de son esprit ne touche et n'employe ce niais et puerile ieu? Ie le hais et fuys de ce qu'il n'est pas assez ieu, et qu'il nous esbat trop serieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose..... Voyez combien nostre ame trouble cet amusement ridicule..... Ie ne me veois et retaste plus universellement en nulle aultre posture quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit, la hayne, l'impatience, et une vehemente ambition de vaincre en chose en laquelle il seroit plus excusable de se rendre ambitieux d'estre vaincu; car la precellence rare, et au dessus du commun, messied à un homme d'honneur en chose frivole.

Montaigne se fàche bien fort et prend la chose bien au sérieux! C'est une boutade, rien de plus, et le jeu d'échecs n'en est pas mort. Il me semble même que, sans fatiguer l'intelligence, qui se repose ainsi

d'occupations plus sérieuses encore, il en use infiniment mieux avec elle que le lansquenet ou le baccarat.

Je ferai remarquer, en passant, le mot précellence, qui me plaît beaucoup.

A la quatrième page seulement, Montaigne dit quelques mots de Démocrite et d'Héraclite. Il donne toute préférence à Démocrite.

C'était aussi l'avis de Beaumarchais, esprit brillant et frondeur, qui est bien un peu de l'école de Montaigne : « Je m'empresse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer, » dit Figaro au comte Almaviva.

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Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en publicque qu'avecques un visage mocqueur et riant; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, et les yeulx chargez de larmes. l'aime miculx la premiere humeur; non parce qu'il est plus plaisant de rire que de plorer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'aultre; et il me semble que nous ne pouvons iamais estre assez mesprisez selon nostre merite.

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CHAPITRE LI.

DE LA VANITÉ DES PAROLLES.

Montaigne n'aime pas les orateurs politiques, et croit que pour être en un estat bien réglé, les nations n'ont rien de mieux à faire que de s'en passer. Il leur reproche assez justement de grossir sans cesse les proportions de toute chose, et de faire profession d'un'art piperesse et mensongiere :

Un rhetoricien du temps passé disoit que son mestier estoit, « De choses petites, les faire paroistre et trouver grandes....."

Les republiques qui se sont maintenues en un estat réglé et bien policé, comme la cretense ou lacedemonienne, elles n'ont pas faict grand compte d'orateurs. Ariston definit sagement la rhetorique, « Science à persuader le peuple »; Socrates, Platon, « Art de tromper et de flatter..... >>

C'est un util inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune desreglee; et est util qui ne s'employe qu'aux estats malades, comme la medecine. En ceulx où le vulgaire, ou les ignorants, ou touts, ont tout peu, comme celuy d'Athenes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont esté en perpetuelle tempeste, là ont afflué les

orateurs.....

L'eloquence a flori le plus à Rome lorsque les affaires ont esté en plus mauvais estat, et que l'orage des guerres civiles les agitoit comme un champ libre et indompté

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