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CHAPITRE XLIV.

DU DORMIR.

La raison nous ordonne bien d'aller tousiours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train : et, ores que le sage ne doibve donner aux passions humaines de se fourvoyer de la droicte carriere, il peult bien, sans interest de son debvoir, leur quitter aussi cela, d'en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme un colosse immobile et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnee, ie crois que le pouls luy battroit plus fort, allant à l'assault qu'allant disner: voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuve. A cette cause, i'ay remarqué pour chose rare, de veoir quelques fois les grands personnages, aux haultes entreprinses et importants affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le Grand, le iour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement et si haulte matinee, que Parmenion feut contrainct d'entrer en sa chambre, et, approchant de son lict, l'appeller deux ou trois fois par son nom pour l'esveiller, le temps d'aller au combat le pressant. L'empereur Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuict, aprez avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs, et affilé le tranchant d'une espee de quoy il se vouloit donner, n'attendant plus qu'à sçavoir si chascun de ses amis s'estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l'entendoient ronfler.....

Montaigne raconte encore plusieurs faits où figu

rent Marius, Caton, Octave et le roy Perseus de Macedoine qu'on feit mourir prisonnier à Rome, luy empeschant le sommeil. Il finit en citant le merveilleux exemple d'un sommeil presque comparable à celui de la Belle au bois dormant, le sommeil du sage Épiménide, qui dormit cinquante-sept ans de suite. Prudemment Montaigne ajoute que ce sont ses biographes qui le disent.

CHAPITRE XLV.

DE LA BATTAILLE DE DREUX.

La bataille de Dreux se livra le 19 décembre 1562, entre les catholiques, commandés par le connétable de Montmorency et François de Guise, et les réformés, sous les ordres du prince de Condé. Les réformés se crurent d'abord vainqueurs. Mais le duc de Guise, avec des troupes d'arrière-garde, rétablit le combat, et, après une lutte sanglante, l'armée protestante se mit en retraite. Le prince de Condé fut fait prisonnier, et près de huit mille hommes périrent dans cette sanglante bataille.

Montaigne approuva ce que fit le duc de Guise, à

qui l'on reprocha d'avoir vu les troupes du connétable de Montmorency compromises et battues, sans se hâter de venir à leur secours. Il voulut attendre pour attaquer en queue les huguenots. Un de leurs chefs dit en le voyant paraître: « Voilà une queue que nous aurons de la peine à écorcher! » La victoire donna raison au duc de Guise, qui, deux mois après, mourut assassiné par un gentilhomme protestant. Mais laissons parler Montaigne :

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y eut tout plein de rares accidents en nostre battaille de Dreux; mais ceulx qui ne favorisent pas fort la reputation de M. de Guyse, mettent volontiers en avant, qu'il ne se peult excuser d'avoir faict alte et temporisé avecques les forces qu'il commandoit, ce pendant qu'on enfonçoit monsieur le connestable, chef de l'armee, avecques l'artillerie, et qu'il valoit mieulx se hazarder, prenant l'ennemy par flanc, que, attendant l'advantage de le veoir en queue, souffrir une si lourde perte. Mais, oultre ce que l'issue en tesmoigna, qui en debattra sans passion me confessera aysecment, à mon advis, que le but et la visee, non seulement d'un capitaine, mais de chasque soldat, doibt regarder la victoire en gros; et que nulles occurrences particulieres, quelque interest qu'il y ait, ne le doibvent divertir de ce poinct là.....

CHAPITRE XLVI.

DES NOMS.

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Je passe la première moitié de ce chapitre, qui cependant mérite d'être lue, mais je ne puis tout citer, et je m'arrête à la quatrième page, où Montaigne fait la critique d'un ridicule qui existe encore jourd'hui.

C'est un vilain usage, et de tresmauvaise consequence en nostre France, d'appeler chascun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui faict plus mesler et mescognoistre les races. Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son appanage une terre, sous le nom de laquelle il a esté cogneu et honnoré, ne peult honnestement l'abandonner : dix ans aprez sa mort, la terre s'en va à un estrangier qui en faict de mesme; devinez où nous sommes de la cognoissance de ces hommes..... Il y a tant de liberté en ces mutations, que de mon temps ie n'ay veu personne, eslevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n'ayt attaché incontinent des tiltres genealogiques nouveaux et ignorez à son pere, et qu'on n'ayt enté en quelque illustre tige: et, de bonne fortune, les plus obscures familles sont plus idoines à falsification. Combien avons nous de gentilshommes en France qui sont de royale race selon leurs comptes? plus, ce crois ie, que d'aultres............ Contentons nous, de par Dieu! de ce de quoy nos peres se sont contentez, et de ce que nous

sommes; nous sommes assez, si nous le sçavons bien maintenir; ne desadvouons pas la fortune et condition de nos ayeuls, et ostons ces sottes imaginations, qui ne peuvent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer.

Cette vive critique, ces rudes coups portés à la vanité humaine, qui reçoit mille blessures sans jamais mourir, me font penser à Michel Cervantès et à Molière. J'entends, dans l'immortel Don Quichotte, Sancho causant avec le curé :

Le hic, donc, le véritable hic, c'est de bâcler au plus tôt le mariage de monseigneur de la Triste-Figure avec madame..... madame............. madame que voilà. Si je ne dis pas son nom, excusez-moi; c'est que je ne sais pas encore comment elle s'appelle.

LE CURÉ.

Madame la princesse Micomicone, du nom de son royaume, mon ami.

SANCHO.

Eh! pardi! c'est vrai, je n'y pensais plus, moi; tant de gens qui n'ont pas de nom, ou qui se dégoûtent de celui qu'ils ont hérité de leur père, se permettent de prendre celui de leur village, qu'au moins les reines ont bien le droit de prendre celui de leur royaume.

Et dans la première scène du premier acte de l'École des femmes :

CHRYSALDE.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe.....

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