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CHAPITRE XLI.

DE NE COMMUNIQUER SA GLOIRE.

Ce titre ne présente pas un sens assez clair. Montaigne veut dire qu'on voit peu d'hommes disposés à céder à autrui une part de la gloire qui leur est due. Cette pensée vraie, mais un peu abstraite, s'applique à des situations exceptionnelles. Les exemples d'une semblable abnégation sont très-rares, et, de plus, le nombre de ceux qui ont de la gloire à céder me paraît être infiniment petit.

Il y a dans ce chapitre plusieurs faits d'histoire racontés comme Montaigne sait si bien le faire. Mais ne voulant pas étendre les citations jusqu'au point de refaire en quelque sorte une édition des Essais, j'abrége la partie anecdotique pour laisser plus de place à tout ce qui est observation du caractère humain. Je cite donc une page, la première, qui répond à merveille à cette condition. C'est par ce côté que ce beau livre est le livre de tous les temps.

De toutes les resveries du monde, la plus receue et plus universelle est le soing de la reputation et de la gloire, que nous espousons iusques à quitter les richesses, le repos,

la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyvre cette vaine image et cette simple voix qui n'a ny corps ny prinse :

La fama, ch' invaghisce a un dolce suono
Voi superbi mortali, e par sí bella,

È un' eco, un sogno, anzi del sogno un' ombra
Ch' ad ogni vento si dilegua e sgombra 1;

et des humeurs desraisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se desfacent plus tard et plus envy de cette cy que de nulle aultre : c'est la plus revesche et opiniastre.... Il n'en est gueres de laquelle la raison accuse si clairement la vanité; mais elle a ses racines si vifves en nous, que ie ne sçais si iamais aulcun s'en est peu nettement descharger. Aprez que vous avez tout dict et tout creu pour la desadvouer, elle produict contre vostre discours une inclination si intestine, que vous avez peu que tenir à l'encontre : car, comme dict Cicero, ceulx mesmes qui la combattent, encores veulent ils que les livres qu'ils en escrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. Toutes aultres choses tumbent en commerce; nous prestons nos biens et nos vies au besoing de nos amis; mais de communiquer son honneur, et d'estrener aultruy de sa gloire, il ne se veoid gueres...........

1 La renommée, qui, par la douceur de sa voix, enchante les superbes mortels et paraît si ravissante, n'est qu'un écho, un songe, ou plutôt l'ombre d'un songe qui se dissipe et s'évanouit en un moment. TASSO.

CHAPITRE XLII.

DE L'INEQUALITÉ QUI EST ENTRE NOUS.

Montaigne commence par dire qu'il y a plus de distance de tel à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle beste, et cite ce fragment de vers de Térence :

Hem! vir viro quid præstat1!

C'est déplorablement vrai au point de vue des idées d'égalité qui fournissent de si absurdes utopies au temps où nous sommes, et Térence complète bien sa pensée en ajoutant :

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Quid interest 2!

Stulto intelligens

Combien de traits pleins de bon sens et de vérité dans Térence, et quelle gloire pour lui d'avoir beaucoup prêté à Molière !

Si Montaigne fait une large part à l'inégalité des intelligences, il trouve blamable qu'on estime l'homme

1 Quelle supériorité d'un homme sur un autre! TÉRENCE, l'Eunuque, act. II.

2 Quelle distance entre les gens d'esprit et les sots! TÉRENCE, l'Eunuque, act. II.

haut placé en raison du rang qu'il occupe, et non pas en raison de ses propres qualités :

Il a un grand train, un beau palais, tant de credit, tant de rente tout cela est autour de luy, non en luy..... Mesurez le sans ses eschasses qu'il mette à part ses richesses et honneurs; qu'il se presente en chemise. A il le corps propre à ses fonctions, sain et alaigre? Quelle ame a il? est elle belle, capable et heureusement pourveue de toutes ses pieces? est elle riche du sien, ou de l'aultruy? la fortune n'y a elle que veoir?.... Hermodorus le poëte avoit faict des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit fils du soleil et luy, au contraire : « Celuy, dict il, qui » vuide ma chaize percee, sçait bien qu'il n'en est rien.....»

Puis Montaigne fait parler le roi Hiéron, qui se plaint surtout d'être privé de toute amitié et societé mutuelle, en laquelle consiste le plus parfaict et doulx fruict de la vie humaine.

Quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté puis ie tirer de celuy qui me doibt, veuille il ou non, tout ce qu'il peult? Puis ie faire estat de son humble parler et courtoise reverence, veu qu'il n'est pas en luy de me la refuser? L'honneur que nous recevons de ceulx qui nous craignent, ce n'est pas honneur; ces respects se doibvent à la royauté, non à moy..... Veois ie pas le meschant, le bon roy, celuy qu'on hait, celuy qu'on aime, autant en a l'un que l'aultre? De mesmes apparences, de mesme cerimonie estoit servy mon predecesseur, et le sera mon successeur........... Nul ne me suyt pour l'amitié qui soit entre luy et moy; car il ne s'y sçauroit couldre amitié où il y a si peu de

relation et de correspondance: ma haulteur m'a mis hors du commerce des hommes; il y a trop de disparité et de disproportion. Ils me suyvent par contenance et par coustume, ou, plustost que moy, ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout ce qu'ils me dient et font, ce n'est que fard, leur liberté estant bridee de toutes parts par la grande puissance que i'ay sur eulx ie ne veois rien autour de moy, que couvert et masqué.

CHAPITRE XLIII.

DES LOIX SUMPTUAIRES.

Ce chapitre est très-court et n'offre qu'un faible intérêt. Montaigne blâme l'usage du velours et de la soie dans nos vêtements. Il veut que l'on porte simplement du drap.

Laissons les lois somptuaires à un passé qui ne peut revenir. Elles sont incompatibles avec les principes de liberté qui régissent les sociétés modernes.

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