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Estne novis nuptis odio Venus? anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Ubertim thalami quasi intra limina fundunt?
Non, ita me divi, vera gemunt, iuverint 1.

CHAPITRE XXXVIII.

DE LA SOLITUDE.

Ce chapitre commence bien :

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active; et quant à ce beau mot de quoy se couvre l'ambition et l'avarice, « Que nous ne sommes pas nayz pour nostre particulier, ains pour le public, » rapportons nous en hardiment à ceulx qui sont en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les estats, les charges et cette tracasserie du monde ne se recherche plustost pour tirer du public son proufit particulier.

Le reste est souvent diffus, et ce n'est que par fragments que nous y retrouvons Montaigne tel que nous aimons tant à le lire :

Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez; il n'y a gueres moins de torment au gouvernement d'une famille, que d'un estat entier. Où que

1 Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées, ou se jouent-elles de leurs parents par ces feintes larmes qu'elles versent en abondance à l'entrée de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères! CATULLE.

l'ame soit empeschee, elle y est toute et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous estre desfaicts de la court et du marché, nous ne sommes pas desfaicts des principaulx torments de nostre vie..... l'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contree...., elles nous suyvent souvent iusques dans les cloistres et dans les escholes de philosophie ny les deserts, ny les rochiers creusez, ny la haire, ni les ieunes, ne nous en desmeslent:

Hæret lateri lethalis arundo 1.

On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aulcunement amendé en son voyage : « Ie crois bien, dict il; il s'estoit emporté avecques soy".

Mais Montaigne va trop loin quand il parle de la solitude dans laquelle il faut enfermer notre âme, triste solitude que celle-là, dont lui-même, tout le premier, n'aurait pas voulu. Aussi ne voit-on pas là de conviction, mais de la subtilité d'esprit. Cela n'est pas bon. J'en fais juge le lecteur :

.....

Il fault avoir femme, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peult; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende il se fault reserver une arriere boutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraite et solitude. En cette cy fault il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou

1 Le trait mortel reste attaché au flanc. VIRGILE.

communication estrangiere y treuve place; discourir et y rire comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets à fin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer.

Je n'aime pas du tout cette arrière-boutique. Elle me paraît un séjour peu plaisant. Encore un peu, cela me ferait penser à Orgon disant à son beau-frère Cléante :

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.

Cléante a bien raison de répondre :

Les sentiments humains, mon frère, que voilà! C'est ainsi qu'en philosophie comme en religion les idées excessives conduisent aux mêmes erreurs. Cette retraite de l'âme en elle-même n'est pas autre chose qu'un parfait égoïsme, et il faudrait avoir le cœur figé pour se contenter de cette sorte de suffisance

du moi.

Passe pour la vieillesse. La retraite lui convient, et même le respect qu'elle se doit l'y invite. On ne peut le décrire mieux que ne le fait Montaigne dans la page suivante :

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, suyvant l'exemple de Thales. C'est assez

vescu pour aultruy; vivons pour nous, au moins ce bout de vie : ramenons à nous et à nostre ayse nos pensees et nos intentions..... Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compaignie; despestrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous.

Il fault desnouer ces obligations si fortes; et meshuy aymer cecy et cela, mais n'espouser rien que soy : c'est à dire, le reste soit à nous, mais non pas ioinct et collé en façon qu'on ne le puisse despendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c'est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnouer de la societé, puisque nous n'y pouvons rien apporter; et qui ne peult prester, qu'il se deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent : retirons les et resserrons en nous. Qui peult renverser et confondre en soy les offices de l'amitié et de la compaignie, qu'il le face. En cette cheute qui le rend inutile, poisant et importun aux aultres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant, et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et surtout se regente, respectant et craignant sa raison et sa conscience, si bien qu'il ne puisse sans honte bruncher en leur presence.............

Après avoir dit que c'est se retirer du monde à demi seulement que de s'adonner dans la retraite à l'étude des lettres, pour y chercher la réputation : « d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui dict » vouloir employer sa solitude à s'en acquerir par ses

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très-belle définition de la retraite dans la vie religieuse :

:

L'imagination de ceulx qui, par devotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l'aultre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en bonté et en puissance; l'ame a de quoy y rassasier ses desirs en toute liberté les afflictions, les douleurs leur viennent à proufit, employees à l'acquest d'une santé et resiouïssance eternelle : la mort, à souhait, passage à un si parfaict estat : l'aspreté de leurs regles est incontinent applanie par l'accoustumance; et les appetits charnels, rebutez et endormis par leur refus; car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cette seule fin d'une aultre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions les commoditez et doulceurs de cette vie nostre ; et qui peult embraser son ame de l'ardeur de cette vifve foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicieuse, au delà de toute aultre sorte de vie.

CHAPITRE XXXIX.

CONSIDERATION SUR CICERO.

de

Il est évident que Cicéron ne faisait pas preuve modestie, quand il disait qu'il voulait employer sa solitude à s'acquérir une gloire immortelle par ses

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