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ment de la race illustre de ces grands écrivains qu'il faut lire souvent pour les connaitre à peu près tels qu'ils sont.

CHAPITRE III.

NOS AFFECTIONS S'EMPORTENT AU DELA DE NOUS.

Nous ne sommes iamais chez nous; nous sommes tousiours au delà; la crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire même quand nous ne serons plus.

Rousseau, dans Émile, a imité ce passage en disant : « La prévoyance! la prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place où nous n'arriverons point, voilà la véritable » source de toutes nos misères. »

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Rousseau va trop loin, et, présentée ainsi, la pensée de Montaigne devient fausse. Il est impossible de prétendre que la prévoyance est la source de toutes nos misères. On serait beaucoup plus près de la vérité en parlant ainsi du contraire de l'impré

voyance.

Montaigne lui-même n'est pas à l'abri de tout reproche sur ce point. A-t-il raison de ne considérer que le temps présent et d'approuver Épicure, qui dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir? Non sans doute. Dans cette importante question, l'esprit doit faire deux parts presque égales, tout en faisant pencher la balance du côté du moment présent. Il me semble aussi peu raisonnable de sacrifier le présent à l'avenir, que de vivre sans s'occuper de ce qui sera demain. Que deviendraient l'homme, la famille, la civilisation, si pareille insouciance avait le dessus?

Montaigne ne veut pas non plus que nous nous occupions de ce terme fatal, de cet inévitable demain qui s'appelle la mort, et, parlant des funérailles, il trouve ridicule un homme de son temps, assez cogneu, en paix et en guerre, qui amusa toutes ses heures dernieres, avecques un soing vehement, à disposer l'honneur et la cerimonie de son enterrément : « Ie n'ay gueres veu, dit-il, de vanité si perseverante. »

Puis quelques lignes plus loin il traite cette question avec un parfait bon sens :

S'il estoit besoing d'en ordonner, ie serois d'advis qu'en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle au degré de sa fortune..... le lairray purement la coustume ordonner de cette cerimonie, et m'en remettray à la discretion des premiers à qui

ie tumberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris'.

Vers la fin de ce troisième chapitre se trouve une citation de Sénèque qui appartient au matérialisme

le plus pur:

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco?

Quo non nata iacent2.

C'est clair, c'est concis: le néant avant la vie, le néant après. Montaigne n'accompagne cette définition d'aucun commentaire. Pensait-il comme Sénèque? Je serais bien un peu tenté de le croire. Mais au temps de Montaigne on n'exprimait pas sans danger de pareilles idées.

CHAPITRE IV.

COMME L'AME DESCHARGE SES PASSIONS

SUR DES OBIECTS FAULS,

QUAND LES VRAIS LUY DEFAILLENT.

Il y a peu de remarques à faire sur ce chapitre, qui est très-court. J'en citerai seulement quelques

1 C'est un soin qu'il faut mépriser pour soi-même et ne pas négliger pour les siens. CICERON.

2 Veux-tu savoir où tu seras après la mort? Là où sont les choses qui ne sont pas encore nées.

phrases où le style revêt une forme gracieuse et poétique :

Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent? A quoy ne nous prenons nous, à tort ou à droict, pour avoir où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine que despitee tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frère bien aymé : prens t'en ailleurs.

Le chapitre se termine par une boutade passablement rude :

.....

Ceulx là surpassent toute folie, d'autant que l'impieté y est joincte, qui s'en adressent à Dieu mesme ou à la fortune, comme si elle avoit des aureilles subiectes à nostre batterie........ Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de notre esprit.

CHAPITRE V.

SI LE CHEF D'UNE PLACE ASSIEGEE DOIBT SORTIR POUR PARLEMENTER.

Voilà un titre qui appartient bien au temps où vivait Montaigne, à ce seizième siècle que les guerres civiles et religieuses ont si violemment agité. Alors

il arriva souvent que des gouverneurs de ville se trouvèrent dans des situations difficiles et de graves hésitations sur le parti le moins mauvais à prendre. Mais un pareil sujet aujourd'hui n'offre pas le moindre intérêt, et le livre des Essais aurait été moins lu et serait oublié depuis longtemps, si beaucoup de ses chapitres ressemblaient à celui-ci.

Il ne contient que quatre pages toutes remplies de citations de faits de guerre.

Après avoir parlé de la loyauté repoussant toute ruse, toute surprise, avec laquelle les Romains des premiers temps de la république, les Achaïens et les anciens Florentins combattaient leurs ennemis, Montaigne, qui veut que nous ne poussions rien trop loin, pas même l'héroïsme, admet pour vaincre

l'emploi de la ruse :

Nous tenons, dit-il, celuy avoir l'honneur de la guerre qui en a le proufit, et disons que où la peau du lyon ne peult suffire, il y fault coudre un loppin de celle du regnard.

Ce dicton, emprunté à Plutarque, était populaire au moyen âge, et dans certaines armoiries on voit des lions avec des queues de renard.

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