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DE

LA PSYCHOLOGIE

D'ARISTOTE.

La connaissance de soi-même est la condition de toute sagesse et le premier fondement de la philosophie.

Cette vérité, tant célébrée de nos jours, n'était pas inconnue aux anciens. Socrate, pour l'avoir admirablement comprise, mérita d'être appelé par l'oracle le plus sage des Grecs; et, sans chercher d'autres exemples, concevrait-on que l'homme, toujours présent à sa propre pensée, se fût toujours ignoré lui-même, jusqu'aux temps de Descartes et de Locke, de Reid et de Kant? Les anciens n'étaient pas plus que nous destitués de cette lumière intérieure que nous appelons la conscience. C'est un attribut essentiel de l'homme de pouvoir se connaître, d'avoir à chaque moment de son existence le sentiment intime de ses propres actes et de son existence même. On ne saurait donc sans absurdité refuser aux libres penseurs de l'antiquité cette science instinctive de la nature humaine que chacun de nous porte en lui-même. On doit même convenir, pour être juste, que les philosophes grecs en général accordaient à l'étude de l'homme une assez grande place

dans leurs systèmes, et qu'ils nous ont légué un certain nombre de théories ingénieuses ou profondes sur la nature et les facultés de l'âme. Mais il faut bien l'avouer, la science expérimentale de l'âme humaine, cette étude que toute philosophie suppose et à laquelle toute vraie méthode nous ramène, la psychologie n'avait point alors la forme scientifique qui lui convient : elle ne reposait pas uniquement sur l'observation; surtout elle n'était pas assez nettement distinguée des autres parties de la science, elle qui les doit précéder et dominer toutes, puisqu'elle contient en germe la solution de tous les grands problèmes et touche à toutes les questions qui intéressent l'humanité. La psychologie n'a été véritablement constituée que dans les temps modernes, lorsque, placée à l'entrée de la philosophie, elle a été étudiée à la fois pour elle-même et pour la philosophie tout entière; et sans doute cette attention spéciale accordée aux questions psychologiques a dû en avancer la solution.

Toutefois, ce progrès n'a pas été l'œuvre d'un jour les philosophes de tous les temps y ont contribué. Il nous a paru intéressant de rechercher dans les grands systèmes de l'antiquité les premiers éléments d'une science qui était alors sans nom, mais qui ne pouvait manquer entièrement à ceux qui connaissaient et mettaient en pratique cette grande maxime: гvõi σEαUTÓV. Aristote entre tous nous offrait un beau sujet d'étude. Il a été le précepteur du genre humain en presque toutes les autres sciences; partout ailleurs il est facile de retrouver la trace de ses idées et jusqu'à son langage. Ses opinions sur la nature de l'homme ont aussi exercé une grande influence, et le tableau des

emprunts qui lui ont été faits dans cette partie de sa doctrine ne serait pas le chapitre le moins curieux de l'histoire du péripatétisme. Notre intention n'est pas de suivre les développements de la psychologie après Aristote et sous son influence. Nous nous sommes simplement proposé de constater à quel point en était cette science dans le vaste système du péripatétisme et d'apprécier dans la mesure de nos connaissances la théorie des facultés de l'âme, telle qu'on peut la reconstruire d'après tous les ouvrages d'Aristote que le temps a respectés.

Les notions psychologiques occupent une plus grande place qu'on ne pourrait le croire dans la philosophie d'Aristote. Sa logique n'est qu'une suite et une conséquence de l'analyse des procédés intellectuels; sa rhétorique et sa poétique sont tirées de la connaissance des instincts et des passions de l'homme; sa morale repose sur l'étude de la volonté et des habitudes de l'âme; sa politique prend pour point de départ la nature humaine et se rattache à nos penchants sociaux; enfin sa métaphysique elle-même fait appel à la conscience sur la question de l'essence et sur l'important problème des attributs de Dieu, Ainsi, en bien des parties de cette vaste encyclopédie qui porte son nom, Aristote emprunte ses principes à la science de l'âme et souvent il en traite les points les plus délicats. Ce n'est pas tout: non content de ces analyses partielles, il a esquissé dans son traité De l'âme un système presque complet de nos facultés. On trouve donc dans ses écrits tout ensemble une théorie générale des facultés de l'âme et une analyse particulière de chacune d'elles. N'allons pas nous imaginer

cependant qu'Aristote ait compris la science de l'âme comme les philosophes modernes, comme l'école écossaise par exemple. Loin de là: alors même qu'il observe et qu'il analyse, il se place toujours à un point de vue général et synthétique. La psychologie n'a même pas reçu de lui un nom; à vrai dire, elle n'est pas une partie distincte de son système; les éléments en sont épars dans la physique et dans la métaphysique, dans la logique et dans la morale, en un mot dans toutes les sciences qu'Aristote a cultivées, honorées, perfectionnées. C'est une grave difficulté dans l'exposition de ses théories psychologiques que ce mélange d'idées de toutes sortes dont il les faut dégager. Une fois cette séparation opérée, quand on a sous les yeux et l'ensemble et le détail de ces théories, bien souvent on a lieu d'en admirer la profondeur; on admire cette analyse à la fois savante et hardie, une sagacité merveilleuse et une incomparable précision. On s'étonne de voir un philosophe ancien aussi avancé, plus avancé parfois que les plus grands philosophes modernes ; et d'un autre côté, à de nombreuses, à de graves imperfections, on reconnaît aussi la différence des temps et surtout des méthodes. Soit donc que l'on expose, soit que l'on discute pour les apprécier ces doctrines un peu vieillies, on doit se garder à la fois d'un aveugle enthousiasme et d'un mépris irréfléchi, et la justice veut qu'on ait présente à l'esprit cette pensée de La Bruyère : « On se nourrit des anciens; on les presse, on en tire le plus qu'on peut; et quand enfin on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui

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