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sensation l'impression agréable ou désagréable que nous fait éprouver un objet sensible par son action directe sur nos organes; et j'appelle sentiment l'émotion agréable ou pénible qui résulte pour nous de la conscience d'un fait psychologique. Ces deux phénomènes moraux me paraissent différer entre eux d'une manière essentielle en eux-mêmes, dans leurs causes et dans leurs circonstances. La sensation provient d'une cause matérielle, soit d'un corps étranger, soit de notre état physiologique; elle est toujours localisée, c'est-à-dire, que nous la rapportons toujours à une certaine partie du corps où elle se fait particulièrement sentir; sa vivacité est toujours en proportion avec l'action plus ou moins directe de l'objet sensible sur nos organes; enfin elle ne suppose pas autre chose en nous que la capacité de jouir et de souffrir par nos sens. Au contraire, le sentiment résultant d'une cause toute spirituelle, savoir la conscience de notre état intérieur, présente un caractère moral qui n'est pas dans la sensation; nous ne localisons point un sentiment, ou du moins le cœur est le seul organe qui en soit affecté : encore le mouvement qui s'y produit est-il souvent inappréciable. Par une autre opposition avec la sensation, le sentiment est souvent d'autant plus vif que l'objet auquel il se rapporte est absent, car cette absence laisse toute liberté à l'imagination et à la pensée, c'est-à-dire aux véritables causes de cette impression toute morale; enfin le sentiment repose toujours sur la conscience de notre état intime, et par conséquent né saurait s'expliquer, comme la sensation, par la sensibilité physique. Aristote ne méconnaît pas la distinction que

nous venons de rappeler. Il dit même en passant, comme Platon dans le Philèbe, qu'il y a des plaisirs d'une nature supérieure, et qui se rapportent à la partie la plus excellente de l'âme, à l'entendement lui-même. Mais tout en reconnaissant parfois des plaisirs autres que ceux du corps, il semble attribuer en général et sans restriction toutes nos peines et tous nos plaisirs à la sensibilité, c'est-à-dire, à une faculté qui dans sa théorie tient à la fois de l'âme et du corps: ce qui revient à supprimer en principe ce qui était reconnu comme fait, savoir l'existence dans l'âme de ces impressions morales que nous appelons des sentiments.

Cependant Aristote admet aussi dans la partie raisonnable de l'âme un certain appétit, la volonté, et par conséquent une source de plaisirs et de peines, et c'est ici que se place notre seconde objection. Pourquoi n'avoir pas fait de la puissance appétitive, seule cause véritable du plaisir et de la peine, une faculté distincte de toutes les autres ? Pourquoi s'être mis dans la nécessité qu'il a lui-même signalée, de morceler (dixonãv) une puissance véritablement unique? Cet inconvénient était inévitable, du moment qu'on rapportait l'appétit comme mode aux autres puissances de l'âme, puisqu'il se retrouve partout, dans l'entendement aussi bien que dans la sensibilité. Ce n'est pourtant pas une distinction à mépriser que celle de l'action et du plaisir qui s'y ajoute. Aristote luimême a fait cette distinction; nous n'avons donc pas à la rétablir contre lui, mais il ne nous paraît pas y avoir attaché assez d'importance, et cette négligence tient à plusieurs causes. La première et la plus consi

dérable est que, préoccupé des différences qui séparent l'homme des animaux, il ne peut admettre qu'une même faculté embrasse des faits de la nature humaine et des faits de la nature animale. Or nous croyons que ce point de vue est propre au naturaliste, mais qu'il ne saurait être adopté par le psychologue. On pourrait alléguer en faveur d'Aristote une autre raison qui nous toucherait davantage. Une action accompagnée de conscience constitue pour nous un certain état conforme ou non conforme à notre nature et à nos dispositions présentes : or il est impossible que nous ayons la conscience de cet état, sans qu'aussitôt il en résulte un plaisir ou une peine. C'est cette vérité profondément sentie par Aristote qui a présidé à son analyse du plaisir et de la peine. Il les a si bien considérés comme conséquences de nos actions et de nos passions, qu'il n'a pu se résoudre à les en séparer. De là ce morcellement que nous lui reprochons, ce partage d'une faculté unique entre plusieurs autres dont elle est distincte. Mais de là aussi une excellente réfutation de la vieille théorie qui voulait que le plaisir fût une imperfection, un mal, et, suivant le langage de ce temps-là, un mouvement, une génération, un devenir. La Morale à Nicomaque détruit victorieusement ce préjugé. Aristote y prouve que le plaisir, s'il n'est pas le bien, en est du moins le signe et la conséquence. Le bonheur, ce but légitime de l'être moral, n'est point défini par le plaisir, puisqu'il est l'effet de la vertu et réside dans l'action la plus excellente; mais le plaisir est la condition sans laquelle la possession du bien lui-même ne serait pas. le bonheur. Ce point de vue général d'Aristote nous

paraît conforme à la vérité, et nous pensons qu'une bonne théorie des affections et des passions doit reposer sur ce double principe: d'une part, la distinction évidente de l'acte psychologique et de l'impression agréable ou désagréable dont il est accompagné; d'autre part, le rapport intime qui unit ces deux faits, et qui semble indiquer dans l'un une cause et dans l'autre un effet.

CHAPITRE VI.

DE L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE ET LIBRE.

C'est par l'action que se manifeste la vie. L'activité est l'attribut essentiel de notre âme : être, pour nous, c'est agir. C'est en agissant que nous acquérons le sentiment de notre être et la conscience de notre moi individuel; c'est parce que la pensée, le jugement, l'amour et la haine sont des actes de notre âme, que nous en avons la conscience et que nous nous les rapportons à nous-mêmes. Tous les faits psychologiques témoignent de cette puissance d'agir qui nous est inhérente et à laquelle est attachée notre existence même.

Mais notre activité se développe de bien des manières et dans des circonstances très-diverses; elle est plus ou moins pure, plus ou moins dégagée des influences étrangères. Tantôt elle s'exerce d'elle-même et sans aucune contrainte, sans le concours d'aucune autre cause qu'elle-même ; tantôt elle est dominée et dirigée par quelque objet qui la détermine fatalement à tel ou tel acte. Nous n'avons encore étudié notre activité psychologique que sous cette dernière forme; il nous la faut maintenant considérer de plus près, d'une manière plus intime en quelque sorte, sous cette autre forme où elle se manifeste librement, et par conséquent dans sa plus

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