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daigne s'occuper de cette boue, comme dit Platon dans le Parménide, notre connaissance est toujours une pensée, un acte immatériel: car c'est l'acte ou le mode d'un être qui se sert du corps, mais qui n'est point le corps, ni même quelque chose du corps. La connaissance ne peut donc être l'objet d'une sensation ou d'une perception: c'est donc encore une fois par une faculté distincte de la perception que nous avons conscience de nos connaissances sensibles.

D'ailleurs, pour peu qu'on aille au fond des choses, on trouvera que cette théorie, qui attribue la conscience comme mode à toutes nos facultés intellectuelles, suppose une autre théorie plus élevée, mais qui n'est qu'une hypothèse, comme nous l'avons déjà montré, à savoir l'identité de la pensée et de son objet. En effet, comment attribuer à une même faculté de connaître la pensée d'un objet, quel qu'il soit, et la connaissance de cette pensée, sans soutenir en même temps que la pensée et la chose pensée ne font qu'un? Or si cette assertion n'est pas une erreur complète, encore est-il qu'elle offre un caractère d'hypothèse et que par conséquent la théorie qui s'appuie sur elle pèche par la base.

Enfin, si la théorie d'Aristote, que M. Hamilton a reproduite avec tant d'habileté et de force, peut s'appliquer avec quelque vraisemblance à la conscience de nos actes intellectuels, il faut convenir qu'elle serait insoutenable, si l'on considérait d'autres facultés que l'intelligence. Pour quiconque admet comme des faits essentiellement distincts la pensée, le désir, la volonté, il y a nécessité de rapporter la connaissance intime de nos désirs et de nos actes libres à une faculté

autre que le désir et que la volonté : or c'est cette faculté distincte que nous appelons conscience.

En résumé, la conscience nous paraît être un pouvoir spécial de nous connaître nous-mêmes, et nous regrettons qu'Aristote en ait fait un mode général de nos différentes facultés de connaître. Mais nous n'hésitons pas à dire que la faute en doit être attribuée jusqu'à un certain point à son maître Platon. C'était à Platon, le fidèle disciple et l'héritier de Socrate, qu'il appartenait de léguer à la philosophie une théorie de la conscience. Mais Platon, qui connaissait si bien le fait complet de conscience, n'en a guère parlé qu'à l'occasion de la pensée, de telle sorte qu'Aristote en montrant ce même fait dans l'acte de la perception extérieure, semble avoir plutôt agrandi que diminué la doctrine de son maître (1).

(1) Aristote, dit Tennemann, observa le premier le fait de conscience avec quelque clarté. » Manuel, etc., trad. de M. Cousin, t. I, p. 188.

CHAPITRE V.

DES AFFECTIONS ET DES PASSIONS.

A côté des idées et des opérations de l'intelligence, l'analyse psychologique découvre dans l'âme humaine tout un ordre de faits qui se peuvent résumer en deux actes principaux : l'amour et la haine, et que nous rapportons à une faculté spéciale de l'âme, la sensibilité. Aristote range en un seul groupe et ramène à un seul principe toutes les affections et passions de l'âme. Nous pouvons donc, sans dénaturer sa pensée, détacher cette partie de son système et en faire une étude spéciale.

Personne n'ignore combien l'analyse des passions présente de difficultés. Rien de plus mobile ni de plus variable que les divers sentiments qui nous animent ; rien de plus individuel que nos affections de toute espèce; rien qui dépende davantage des dispositions de chacun, de son caractère, de son éducation, des circonstances où il est placé. Comment donc soumettre à l'analyse un objet qui y échappe par sa nature? Comment déterminer un caractère constant là où toutes les métamorphoses sont possibles? Comment définir et classer ce qui n'a rien de fixe et de durable, et ne se ressemble même pas à soi-même?

Pour peu que l'on fasse quelque attention à l'immense difficulté d'une étude aussi délicate, on ne nous

accusera point d'avancer un paradoxe, si nous disons que la théorie des passions a fait très-peu de progrès depuis Aristote. Quelques observations de détail ont pu lui échapper; mais il a connu les faits essentiels, les divisions principales et les grands principes. Reid et Dugald Stewart, dont les classifications passent à bon droit pour les plus exactes dans cette partie de la psychologie, n'ont guère fait qu'emprunter les résultats des travaux d'Aristote, et ils ont conservé en général les divers groupes formés par ce philosophe, en leur imposant seulement d'autres

noms.

Pour faire apprécier tous les mérites de cette théorie d'Aristote, il nous faut exposer en quelques mots les faits auxquels elle s'applique et les principales questions qu'elle comprend.

L'homme éprouve tantôt du plaisir et tantôt de la peine; il est donc capable de jouir et de souffrir. Nous nommons sensibilité la faculté par laquelle il est appelé essentiellement au bonheur et par accident au malheur, de même que par l'intelligence il s'élève à la science et tombe quelquefois dans l'erreur.

Le plaisir et la peine sont donc les deux actes opposés d'une même faculté, qui est déterminée à l'un ou à l'autre par l'objet auquel elle s'applique et qui lui est agréable ou désagréable. Quand l'être doué de sensibilité a éprouvé du plaisir dans son commerce avec un objet quelconque, il s'attache à cet objet et conçoit pour lui de l'affection: en un mot il l'aime. Si l'objet s'éloigne, à l'amour succède un penchant plus vif, le désir, par lequel on recherche l'objet agréable, en ressentant quelque peine de son absence.

Deux affections contraires à l'amour et au désir sé produisent, quand l'objet est désagréable : on y pugne par la haine, on le repousse par l'aversion.

Ainsi, d'une part le plaisir, suivi d'affections bienveillantes, de l'autre la peine suivie d'affections malveillantes, tels sont les faits essentiels de la sensibilité; tel est aussi l'ordre dans lequel nous les donné la conscience (1).

Une question se présente tout d'abord à l'esprit. Cet ordre suivant lequel les affections ou passions suc cèdent à des impressions agréables ou désagréables, nous donne-t-il seulement la succession d'un premier fait et d'un second fait, ou bien ces deux faits sontils l'un une cause et l'autre un effet? L'affection estelle la conséquence et le résultat de la sensation, ou bien doit-on dire qu'elle se manifeste à son occasion, mais par l'effet d'un penchant naturel de l'âme ? Y a-t-il en un mot des affections innées? Il en est de la sensibilité comme de la faculté de connaître : avant d'agir elle est riche d'innéités, elle est pourvue de certaines dispositions générales qui contiennent au moins en germe toutes ses affections. Ces penchants vagues et primitifs préexistent au plaisir et à la peine et en sont à la fois cause et effet. Ils en sont la cause, en ce sens qu'ils nous préparent à jouir ou à souffrir; et ils en sont l'effet en cet autre sens, qu'ils ne prennent une forme déterminée et ne deviennent amour ou haine par rapport à un certain objet, qu'après que cet objet a fait impression sur l'âme.

(1) Tout homme lettré connaît l'admirable description qu'a donnée M. Jouffroy de la sensibilité dans ses Mélanges. Voyez le morceau intitulé : Amour de soi.

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