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CHAPITRE III.

DE LA NATURE ET DES FACULTÉS DE L'AME.

Avant d'aborder l'examen de la doctrine d'Aristote sur les facultés ou puissances de l'âme humaine, nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots de la définition qu'il a donnée de l'âme en général

Suivant cette définition célèbre, «l'âme est la première entéléchie d'un corps naturel doué d'organes et qui a la vie en puissance. » Certes, je ne suis pas de ceux qui reprochent à Aristote de s'être servi de ces abstractions et en particulier du mot entéléchie. Il avait bien le droit d'employer des termes qu'il a définis, et qui d'ailleurs sont très-clairs dans leur abstraction même. Je ne viens donc pas accuser Aristote d'obscurité; un tel reproche serait injuste. Mais

le demande, comment nous appliquer à nousmêmes une pareille formule ? Il faut bien en convenir, elle n'a rien de commun avec notre nature, elle n'en rappelle aucun caractère essentiel. On y cherche en vain quelque chose de l'âme : l'activité pure, la spiritualité, la pensée surtout, sans laquelle l'âme est quelque chose d'inintelligible pour quiconque l'a observée en soi-même à l'aide de la conscience.

Aristote étudie l'âme non en psychologue, mais en physicien; il la considère dans un corps en mouvement, et par suite, il ne la définit point en elle-même,

mais dans son rapport avec le corps: il les voit unís en un tout, et prenant ce tout pour quelque chose de parfaitement un, il l'envisage seulement sous le double point de vue de sa philosophie, c'est-à-dire sous le double aspect de l'acte et de la puissance. L'âme représente l'acte, la puissance est dans le corps: l'âme est l'acte ou l'entéléchie du corps.

Aristote explique ce mot d'entéléchie, en disant que l'âme est le bien, la cause et l'essence du corps. Or ce développement nous permet de marquer par une simple distinction jusqu'à quel point nous acceptons, jusqu'à quel point nous rejetons la définition péripatéticienne.

Oui, le corps est en vue de l'âme; il est fait pour elle; elle est son but, sa cause finale, son bien, sa raison d'être : voilà ce que nous admettons, ce que nous proclamons avec Aristote. Nous admettons encore avec lui qu'il y a des rapports intimes entre le corps considéré comme moyen et l'âme considérée comme fin, et que par conséquent une âme ne peut pas revêtir indifféremment tous les corps.

Mais Aristote ne se contente pas de rejeter bien loin la folie de la métempsycose. Il attache si bien l'âme au corps qu'elle habite, qu'il ne craint pas de dire qu'elle en est l'essence et l'acte; et voilà ce que nous ne pouvons admettre; car si nous accordions ce point, nous nous croirions obligés de dire non-seulement que « l'âme est quelque chose du corps,» ce qui est beaucoup dire, mais aussi qu'elle est le corps lui-même.

En effet, que pourrait être l'acte d'une chose, sinon ce que cette chose est en puissance? Si l'âme est l'acte du corps, le corps est donc l'âme en puis

sance. Je ne comprends plus alors comment l'âme est ce qui possède le corps, ô exɛ tò owμa, ce qui s'en sert comme d'un instrument. Le grand disciple de Platon a beau rappeler ses souvenirs : les paroles de son ancien maître lui reviennent, mais il semble qu'il en ait perdu le vrai sens.

Ne nous hâtons point cependant de condamner Aristote. Peut-être avons-nous mal compris nousmême ces mots d'acte et d'essence. En y pensant bien, nous nous rappelons que dans son langage l'essence est identique à la fin (1). Nous savons aussi que dans toutes les parties de son système l'acte est supérieur à la puissance, et que la puissance n'étant qu'une simple possibilité ou réceptivité, l'acte qui lui est antérieur d'une manière absolue et par nature, y intervient de par lui-même ou de par un principe plus élevé, et non comme un effet de la puissance. Si Aristote échappe au matérialisme, comme c'est en effet son intention (2), c'est par là seulement, c'est-à-dire encore par une abstraction et une hypothèse qui corrige l'hypothèse et l'abstraction pre

mière.

:

L'âme considérée comme entéléchie peut donc être incorporelle, mais à coup sûr elle n'est pas indépendante du corps elle en est inséparable. Que devient donc l'immortalité, ce besoin du cœur, cette espérance du sens commun, cette vue suprême de la raison? Pour l'admettre, Aristote fera une nouvelle hypothèse il supposera, outre l'âme qui est entéléchie, un autre genre d'âme (ëtepov yévos Yuxñç)

(1) Polit., I, 1, § 8; Métap., VIII, 4. — (2) Voy. plus haut, p. 19.

qui, n'étant l'entéléchie d'aucun corps, sera séparable et par conséquent immortelle. On aurait de la peine à se rendre compte de cette nouvelle évolution, et l'on pourrait l'attribuer à une inconséquence, si l'on ne faisait réflexion que l'âme qui est une entéléchie est celle qu'étudie le physicien, et que celle qui n'est point entéléchie est du domaine de la métaphysique, et que par conséquent la définition donnée dans le traité De l'âme est relative aux êtres naturels et en mouvement. On pourrait sans doute élever ici plus d'une difficulté; mais du moins la division de la science de l'âme en deux parties étrangères l'une à l'autre étant admise, il n'y a plus lieu de reprocher à Aristote une inconséquence.

D'ailleurs, en posant l'âme séparable à côté et en dehors de sa définition générale, Aristote n'a point détruit pour cela l'idée principale qui y est contenue. En effet, si l'on veut traduire en langage moderne ces mots : «<entéléchie du corps naturel qui a la vie en puissance, »> on verra bientôt que cela veut dire en français L'âme est le principe de la vie du corps. Or qu'est-ce que l'âme séparable, sinon l'entendement pur? Et qu'est-ce que l'entendement, sinon une des formes de la vie (1)? Il est vrai que cette vie est la plus excellente et qu'elle est indépendante du corps et des organes, et c'est par là qu'elle constitue un autre genre d'âme; mais elle a quelque chose de commun avec les autres âmes, et si nous disons que l'âme en général c'est ou la vie ou le principe de la vie, nous aurons dans sa plus haute et dans sa plus

(1) De l'âme, II, 2, § 2; Métaph., XII, 7, p. 1072, b, l. 24, 25.

exacte expression la pensée intime d'Aristote. Il nous reste à examiner cette nouvelle définition, qui cette fois paraît s'appliquer à l'âme elle-même sans que l'idée du corps y soit directement mêlée.

La vie et l'âme sont-elles choses identiques? Là est toute la question.

Prenons invariablement pour exemple la seule âme que nous puissions, avec autant de sûreté que de facilité, soumettre à nos expériences: je veux dire l'âme humaine. S'il est un principe sur lequel tout le monde à peu près soit d'accord aujourd'hui, c'est que nous n'avons en nous qu'une âme. On diffère, il est vrai, sur sa nature: on s'accorde en général à n'en reconnaître qu'une. Or il est évident, suivant nous, que si l'on confondait l'âme avec la vie, il faudrait nons attribuer au moins deux âmes.

D'abord on ne saurait se refuser à admettre cette force libre, intelligente et passionnée qui dit moi en nous, et que nous appelons proprement notre âme. Penser, aimer, vouloir, tels sont les actes essentiels de ce principe qu'on ne saurait nier sans nier l'homme lui-même. Or il est bien clair que ces actes n'épuisent pas ce qu'on appelle la vie, et qu'il y faut ajouter la circulation du sang, la sécrétion de la bile, la digestion et toutes les fonctions de ce genre. La question maintenant est celle-ci : Est-ce un seul et même principe, est-ce une seule et même cause qui produit d'une part la volition, la pensée, l'amour, et de l'autre la circulation du sang, la digestion, etc.? En d'autres termes, la force vitale et le moi sont-ils un même être, une même force? C'est ce qu'on ne saurait dire, s'il en était de nous comme de toutes ces

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