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sur l'étude de l'âme l'ont conduit à ce double résultat : il a mis l'âme et le corps dans une même science, et il a rapporté à deux sciences différentes deux facultés de la même âme.

Mais considérons la science de l'àme en elle-même, abstraction faite de ses rapports avec la physique et la métaphysique, et de la place qui lui est assignée.

Suivant Aristote, on ne doit pas se renfermer dans l'étude de l'homme; aucune âme ne doit être laissée de côté. Rien de plus vrai au point de vue de la science universelle; mais il faut bien en convenir, ce sont là d'immenses questions, et un philosophe n'a que sa raison pour y répondre. Or, quand la raison naturelle est ainsi livrée à ses propres forces en présence de problèmes si considérables, c'est pour elle un devoir et une nécessité de s'appuyer sur une sage méthode; et d'abord, plus la difficulté est grande, plus il importe, suivant le précepte de Descartes, de la « diviser en autant de parcelles qu'il est requis pour la mieux résoudre (4)».

Aristote, génie essentiellement méthodique, ne pouvait méconnaître la nécessité d'observer un certain ordre dans une question si complexe. Voici donc de quelle manière il dispose les parties de la science de l'âme il part de la définition de l'âme en général ; puis du genre indéterminé il passe aux espèces, en s'élevant de la forme la moins déterminée à la forme la plus parfaite, c'est-à-dire de la plante à l'animal, de l'animal à l'homme et de l'homme à Dieu.

Cette division est conforme à la méthode ordinaire

(1) Disc. de la méthode, 2e partie.

d'Aristote. Il n'admet de science que du général, aussi bien que Platon; mais à la différence de Platon, il place les principes dans les espèces ou caractères distinctifs, et non plus dans les genres ou caractères communs des êtres. La science, qui procède uniquement par voie de démonstration (1), doit donc tirer du genre, qui est sa matière, les espèces qui y sont contenues en passant ainsi du genre aux espèces, la pensée va de la matière à la forme et de la puissance à l'acte.

Cette manière synthétique convient merveilleusement au maître qui enseigne; c'est la forme la plus simple et la plus claire de la science une fois achevée et supposée infaillible. Mais la science humaine, n'en déplaise au dogmatisme d'Aristote, est toujours à l'état de travail et de recherche, et la méthode dont elle a surtout besoin est une méthode d'observation et d'analyse. Aristote considère toujours la science comme une chose faite : c'est une vérité qu'il ne s'agit que d'enseigner, en passant des vues d'ensemble à l'examen des détails (2). Les philosophes modernes, instruits par l'expérience et par l'histoire, ont substitué à cette méthode synthétique la méthode contraire. Un des préceptes essentiels de Descartes est de «< conduire par ordre nos pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à la connaissance des plus composés (3). » Ce principe une fois admis, dans quel ordre doit-on

(1) Gr. Mor., I, 35, p. 1197, a. (3) Disc. de la méthode, 1. c.

(2) De l'âme, I, 1 pass.; Phys., I, 1.

étudier les diverses parties de la science? Quel est ici l'objet le plus aisé à connaître? Parmi tous les êtres vivants, quel est celui dont l'étude est pour nous la plus facile et la plus simple? Aristote lui-même nous l'enseigne : « L'homme, dit-il, est de tous les animaux celui qui nous est le mieux connu. » D'ailleurs, d'après sa propre théorie, l'homme n'a-t-il pas en lui toutes les puissances des êtres moins parfaits que lui ? La connaissance de l'homme contient donc en germe la connaissance de tous les êtres vivants. On aurait beaucoup à dire, si l'on voulait exposer toutes les raisons qui font un devoir au philosophe de placer l'étude de l'homme au début non-seulement de la science de l'âme, mais de toute science.

Nous ne saurions donc approuver ni l'étendue excessive qu'Aristote attribue à la science de l'âme, ni l'ordre dans lequel il en dispose les parties, ni surtout la place où il relègue la psychologie proprement dite. Mais prenons l'étude de l'homme telle qu'il l'admet et la comprend, c'est-à-dire comme une partie très-peu considérable de la science universelle, et dans une des divisions de la science de l'âme, non pas même dans la première. Là encore une curiosité mal réglée peut nous perdre, en nous faisant confondre des questions fort différentes.

L'homme, comme tout être animé, est composé de corps et d'âme. Or ces deux éléments dont résulte la vie de l'homme ne nous sont point connus de la même manière. L'un tombe sous l'observation des sens; l'autre leur échappe et nous est connu par quelque autre moyen. Je vois et je touche mon corps; toutes ses propriétés sont sensibles et palpables. Mais l'âme

et ses actes, la pensée, l'amour, la volonté, qui peut dire qu'il en doive la connaissance au toucher ou à la vue? Ce qui dit inoi en nous se connaît soi-même dans ses propres actes dont il a le sentiment vif interne (1). Il y a donc en nous deux ordres de faits dont la connaissance relève de deux sortes d'observation, celle des sens et celle de la conscience (2). Or, s'il est vrai de dire que pour connaître l'homme tout entier, il faut l'avoir étudié sous le double aspect de son corps et de son âme, il me paraît également incontestable que ces deux études doivent être distinguées l'une de l'autre et que chacune d'elles doit être instituée à part. Voilà du moins ce qu'une sage méthode prescrit, et l'autre voie est pleine de dangers. Supposez en effet qu'on mêle ces deux études, au lieu de les faire séparément, pour en combiner plus tard les résultats généraux; il arrivera, ou du moins il pourra arriver de deux choses l'une: suivant les prédilections et les habitudes de chacun, l'âme sera sacrifiée au corps ou le corps à l'âme; et malheureusement le premier parti a souvent paru le plus simple. Nous aurons à examiner plus tard si Aristote a échappé à ce double danger : nous constatons seulement ici que sa méthode l'y exposait, et rétablissant pour notre compte cette distinction trop négligée par lui entre l'étude de l'âme et celle du corps, nous laissons de côté celle-ci pour ne nous occuper que de la première.

Aristote a-t-il appliqué à l'âme et à ses actes le

(1) Descartes, Princ. de la phil., 1, § 6, §7; IIe Médit. (2) Voyez la Préface des Esquisses de Dug, Stewart, par M. Jouffroy.

procédé qui leur convient, je veux dire l'observation de conscience? Telle est la dernière forme sous laquelle nous agiterons cette grande question de la méthode.

Si Aristote, dans son exposition de la science, descend toujours du genre aux espèces, il ne faut pas croire pour cela qu'il pose ainsi des idées générales comme hypothèses arbitraires. La science pour lui ne consiste que dans la démonstration, mais elle suppose l'induction et la définition; elle ne commence véritablement qu'avec le général et l'universel, mais elle est préparée par le travail de l'esprit qui du particulier s'est élevé à l'aide de l'expérience et de l'induction jusqu'à la notion du général. L'observation est pour notre philosophe le point de départ et la condition indispensable de l'induction et par suite de la science; et sous ce rapport la science de l'âme ne saurait être mise en dehors de la règle générale. Aristote veut que l'on consulte l'expérience, aussi bien dans les sciences morales que dans les sciences physiques et naturelles (1).

Mais de quelle expérience entend-il parler? Est-ce la conscience, est-ce l'observation sensible qui doit nous faire connaître l'âme? En vérité, quand je songe que dans le péripatétisme la science de l'àme fait partie de la physique, j'hésite à répondre à ma propre question. Il est vrai que les anciens n'attachaient pas à ce mot de physique le sens que nous y attachons nous-mêmes; il est vrai que chez Aristote en particulier la physique ne traite que des corps qui ont en eux

(1) Mor. à Nic., IV, 13, p. 1127, a, l. 15 suiv.

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