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la pratique volontaire de l'injustice, on ne saurait cesser tout d'un coup de l'être, pas plus qu'un homme qui se sera rendu malade par son intempérance, ne pourra recouvrer instantanément la santé, quand il le voudra. Mais toutes nos habitudes dépendent de nous dans leurs commencements, puisqu'elles résultent de la répétition de certains actes voulus et choisis librement (1).

Nous sommes donc jusqu'à un certain point cause de nos dispositions ou habitudes, et par conséquent de nos vertus et de nos vices. Rejeter sur la nature la responsabilité de nos fautes et de nos vices, c'est nous méconnaître nous-mêmes, comme auteurs de nos propres actions : c'est oublier que ce que nous avons fait suivant un choix libre et raisonné, il dépendait de nous de ne le point faire (2).

(1) Mor. à Nic., III, 7, p. 1114, a. — (2) Ibid., p. 1113, b; p. 1114, b.

CHAPITRE XXIII.

DU BIEN ET DU BONHEUR

(τὸ οὗ ἕνεκα, τὸ τέλος, τὸ ἀγαθόν, τὸ εὖ, ἡ εὐδαιμονία).

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Tout ce que font les hommes est en vue du bien. C'est l'objet unique et dernier de tous leurs désirs, de tous leurs vœux, de toutes leurs actions, de toutes leurs pensées (1).

Le bien doit être entendu de deux manières et en deux sens différents, suivant que l'on considère le bien lui-même et la fin véritable et dernière, ou ce qui est en vue de la fin et du bien et qui, à cause de cela, est appelé du même nom (2).

Le bien par excellence, le bien souverain, c'est Dieu, acte pur et immobile, essence séparée, immatérielle et éternelle, être vivant, pensée parfaite, bonheur suprême, premier intelligible et premier désirable. Dieu est le bien du monde comme un général est le bien de son armée. De lui dépendent, à lui se rattachent tous les êtres. Tous aspirent à ce bien souverain, les uns le sachant et le voulant, les autres sans le savoir, par l'effet de ce désir immense qui anime toute la nature et la met en mouvement vers l'acte et la perfection (3).

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Pour les êtres qui sont en mouvement, le bien, c'est l'action par laquelle ils tendent à se rapprocher du bien suprême et s'efforcent de participer en quelque mesure de la perfection suprême, de l'éternité, du bonheur et de la science (1).

Dans les plantes, l'action est faible et unique peutêtre. La nutrition est leur seule puissance; leur acte dernier est de contribuer par la génération à la conservation et à la perpétuité de l'espèce (2).

Les animaux ont en partage la sensibilité, dont les fonctions sont plus nombreuses et plus excellentes. La sensation est déjà une connaissance, et les êtres qui en sont doués paraissent en possession d'un merveilleux privilége, quand on les compare à la nature pour ainsi dire morte des végétaux ; mais que devient cette perfection, si on la met en regard de la pensée, -de la sagesse et de la science (3)!

L'homme, résumé de la nature, possède seul la raison, le raisonnement, la science et la pensée. Il est capable de toutes sortes d'actions (4). Sa fin, son bien par excellence sera sans doute celle de toutes ces actions qui exprimera le mieux sa nature.

:

Trois genres de vie s'offrent à nous la vie de plaisir, qui répond à notre sensibilité; la vie politique et active, qui met en œuvre la puissance délibérative de la partie raisonnable; enfin la vie contemplative de l'intellect ou entendement pur (5).

(2) Voyez

(1) Métaph., XI, 1, p. 1059, a, l. 36; De l'âme, II, 4, § 2. plus haut, ch. IV. (3) Voyez plus haut, ch. V, p. 48; ch. XIV, p. 139 suiv.; ch. XIX, p. 206 suiv. · (4) Du ciel, II, 12, p. 292, b, l. 3 suiv. — (5) Mor. à Nic., I, 3, p. 1095, b; Mor. à Eud., I, 4.

Laissons de côté le premier de ces genres de vie. Si le bien consistait dans les plaisirs des sens, s'il résidait dans le boire et dans le manger, nous en serions réduits à envier le sort du bœuf Apis: ce n'est pas là le bien de l'homme (1), être raisonnable, pour qui le souverain bien doit être défini: l'activité de l'âme raisonnable dans une vie parfaite (2). Tout au plus peut-on accorder aux biens extérieurs (duváμas) une certaine utilité pour nous procurer le loisir sans lequel il ne semble pas que nous puissions nous livrer à l'étude et contempler la vérité (3).

A considérer l'homme dans sa nature complexe, deux actes lui paraissent surtout essentiels, la volonté et la pensée, dont l'union compose le choix ou préférence, principe de toutes les vertus auxquelles nous donnons des éloges (4). Il semble donc que l'on doive proposer la vertu comme but à l'activité humaine soit la vertu morale, soit plutôt les vertus de l'entendement pratique ou délibératif : la prudence surtout paraît être la vertu propre de l'homme (5). La vie politique dont elle est l'âme et l'essence s'adresse en effet à la volonté et à la partie raisonnable de l'âme (6). Mais elle n'emploie que la faculté délibérative; elle n'a pour objet que le contingent et le périssable (7). Au-dessus de la lutte morale, objet de nos éloges, se trouve le prix de la lutte (8); au-dessus de la prudence la sa

(1) Mor. à Eud., I, 5, p. 1215, b.- (2) Mor. à Nic., I, 5, 10, 13; Gr. Mor., I, 4; Mor. à Eud., II, 1. (3) Gr. Mor., I, 2; Mor. à Nic., I, 8 ;. Polit., V, 2, § 5. — (4) Tà èπawetά. Gr. Mor., I, 2, p. 1183, a. (5) Mor. à Nic., I, 5, 7; Polit., IV, 1. (6) Mor. à Nic., VI, 5 et pass. — (7) Ibid., VI, 5, 13; Gr. Mor., I, 35.- (8) Tà típia au-dessus des èraivetά. Gr. Mor., I, 2, 5, p. 1185, b, l. 9; Mor. à Nic., X, 7. Voyez M. Ravaisson, Essai sur la Métaph. d'Aristote, t. I, p. 478, 479.

gesse (1), au-dessus de l'opinion et du raisonnement qui s'ignorent eux-mêmes, la pensée parfaite qui est la pensée de la pensée (2).

Mais, dira t-on, la vie de l'entendement pur est plus qu'humaine (3): Dieu seul est supérieur à la vertu (4). Oui, sans doute, c'est l'intellect divin qui brille dans l'humanité (5), et la vie de l'entendement est la vie divine dont l'homme ne paraît jouir que d'une manière fugitive (6). Mais l'essence et la fin de chaque être, c'est l'acte le meilleur et le plus excellent que comporte sa nature. Puisque l'homme, seul entre tous les animaux, participe du divin (7), il a le droit et le devoir d'agir conformément à cette partie la meilleure de lui-même, et c'est là son bien (8). L'intellect, il est vrai, est venu du dehors (9), mais il est en nous comme une lumière qui nous éclaire et qui nous dirige, nous rend capables de la pensée et de la science (10). C'est donc véritablement l'essence de notre âme, son bien souverain (11); et notre fin naturelle est de vivre conformément à l'entendement pur (12).

Là est le bien là est aussi le bonheur, c'est-à-dire l'activité de l'âme qui jouit du bien souverain (13).

En effet, s'il n'est pas vrai de dire en général que le plaisir soit le bien, il est certain cependant qu'il

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(2) Métaph, XII, 9, p. 1074, a.

- (4) Gr. Mor., II, 5, p. 1200, b,

(1) Mor. à Nic., VI, 13, p. 1145, a. (3) Mor. à Nic., X, 7, p. 1177, b, l. 26. 1. 14. - (5) Mor. à Nic., l. c.; Part. des an., IV, 10. (6) Mor. à Nic., X, 7; Métaph., XII, 9.- (7) Part. des anim., II, 10, p. 656, a, l. 78.- (8) Mor. à Nic., X, 7 fin.- (9) Gén. des anim., II, 3, 6,– (10) De l'âme, III, 5, §§ 1, 2. -`(11) Mor. Nic., IX, 4, 8; X, 7 fin. (12) Gén. des anim., II, 3,

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p. 736, b, l. 4. — (13) Polit., IV, 1, pass.; Mor. à Nic., X, 6, pass.

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