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Jamais nous ne pouvons produire en même temps les effets contraires (1); mais il nous arrive quelquefois de faire le contraire de ce que nous pensons. Il est difficile d'expliquer cette singularité qui est propre à l'homme. Peut-être cela vient-il de ce que la même science porte sur les contraires, ou bien de ce que la pensée a beaucoup d'objets, et l'appétit un seul. L'homme en effet vit surtout par l'intellect, et les bêtes par l'appétit, la passion et le désir (2).

L'action, qu'elle soit l'effet de la passion ou du désir, ou le résultat de la volonté, se présente sous deux formes très-distinctes, suivant qu'on se borne à agir simplement, ou qu'on fait une œuvre qui survit à l'action (3). Mais soit qu'on agisse pour agir, soit qu'on agisse pour faire ou produire quelque chose, l'action pratique ou poétique est toujours en vue du bien (4).

Le bien, c'est-à-dire l'objet premier de l'appétit et de la volonté, tel est donc le premier principe du mouvement et de l'action (5). La volonté participe de la raison; elle est capable de prévoyance, et par suite elle contredit souvent le désir, qui ne voit que le plaisir présent (6).

La volonté est le principe de toute action digne de ce nom, et c'est et c'est pour cela que l'homme a le privilége de l'action (7), parce que seul il est doué de volonté et capable de délibérer (8); et si entre toutes

(1) Métaph., IX, 5, p. 1048, a. (2) Probl., XXX, 12. (3) Mouv. des anim., VII, §§ 2, 5; Mor. à Nic., VI, 4, p. 1140, a. — (4) Mouv. des anim., 1. c.; Polit., I, 1, § 1. — (5) Ορεκτόν καὶ βουλητόν πρῶτον. Metaph., XII, 7. — (6) De l'âme, III, 10, § 6. — (7) Gr. Mor., I, 11, p. 1187, b, l. 7, 8.

(8) Hist. des anim., I, 1, p. 488, b, l. 24; Polit., I, 5, § 6.

les manières d'être de l'âme, on en voulait prendre une qui exprimât particulièrement la nature de l'homme, il faudrait prendre le choix ou préférence, qui est ou l'appétit conduit par la raison, ou l'intellect déterminé par l'appétit : car c'est là tout l'homme (1).

(1) Mor. à Nic., VI, 2, p. 1139, b. Cf. Polit., I, 2, § 11; III, 2, § 4 ; IV, 13, § 23; Métaph., XII, 5, p. 1071, a, l. 3.

CHAPITRE XXII.

DES HABITUDES, DES MOEURS ET DES VERTUS DE L'AME
(ἕξεις, ἤθη, ἀρεταί ).

Des trois choses que nous avions distinguées dans l'âme (1), à savoir ses puissances naturelles (duváμers), ses manières d'être (лάîn), et ses habitudes ou facultés acquises (e), nous avons étudié les deux premières. Il nous reste à traiter de l'habitude: nous expliquerons l'origine et les diverses espèces de cette seconde nature (2), si différente de la première, quoiqu'elle en soit d'ordinaire l'accomplissement (3).

Avant tout acte de notre âme, avant tout emploi de nos organes, il y a en nous des puissances qui nous sont données par la nature, et non par l'usage. Ce n'est pas à force de voir que nous avons acquis la vue; ce n'est pas pour avoir entendu que nous possédons l'ouïe. Avant d'avoir exercé nos yeux, nos oreilles et nos autres organes, nous avions par le fait de la nature l'ouïe et la vue (4), la sensibilité (5) l'intellect patient (6). Mais à côté, ou même au-dessus de ces puissances primitives de l'âme, il faut placer les habitudes, que nous produisons nous-mêmes

(1) Voyez plus haut, ch. II, p. 30 suiv. (2) Έξις ἕτερα φύσις. Έξις et non pas 0oc.—(3) De l'âme, II, 5, § 5 fin.—(4) Mor. à Nic., II, 1, p. 1103, a, l. 26. (5) Σύμφυτον κριτικήν. Dern. Anal., II, 19, § 5. XXX, 5, p. 955, b, l. 26.

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(6) Probl.,

par l'exercice. Telle est la science, dont nous avons déjà parlé, et qui n'est qu'une habitude de démonstration; tels sont les arts (1); tel est en quelque façon l'intellect agent lui-même (2); tels sont enfin les vertus et les vices: car toute habitude paraît être un objet d'éloge ou de blâme, un vice ou une vertu (3).

C'est une vérité d'expérience journalière, que la répétition fréquente de certains actes produit une manière d'être conforme à ces actes eux-mêmes; et c'est en vue de ce résultat que ceux qui s'adonnent à un exercice quelconque le pratiquent sans cesse (4). En effet, par cela seul que nous avons fait une même chose plusieurs fois, il arrive que nous nous y accoutumons de telle sorte, que nous la faisons de nousmêmes et avec plaisir. J'appelle coutume ou accoutumance (os) le principe en vertu duquel nous prenons plaisir à faire certains actes par cela seul que nous les avons déjà faits souvent. C'est une manière d'être qui a passé pour ainsi dire en nature; car il n'y a rien qui ressemble plus à ce qui se fait toujours que ce qui se fait souvent (5). Au reste la coutume, en succédant à la délibération et au choix, leur substitue une action irréfléchie; et c'est ainsi qu'après avoir débité certains vers ou certaines paroles avec intention et par suite d'un choix, il nous arrive de les répéter plus tard sans intention (6).

(1) Probl., XXX, 5. (2) De l'ame, III, 5, § 1. (3) Phys., VII, 3, p. 246, a; Mor. à Nic., II, 2; Rhét., II, 12 init.

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(4) Mor. à Nic., III, 7,

(5) Rhét., I, 10, 11, pass.; De la mém., 11, § 5.

(6) Probl., XI, 27; De la mém., II, § 18.

Tant que l'accoutumance n'est point portée à l'excès, de manière à causer quelque dégoût (1), elle est essentiellement agréable, et nous fait trouver du plaisir jusque dans des choses qui, avant qu'on y fût accoutumé, n'avaient aucun attrait (2). Tantôt elle accroît les jouissances naturelles (3), et tantôt elle en procure qui n'étaient point dans la nature ou qui même la contredisent (4).

La coutume a sur nous un tel empire qu'elle peut changer notre opinion sur l'honnête et sur le devoir (5). C'est elle qui fonde les mœurs et leur donne l'accroissement, et le mot 0os, par lequel nous désignons le caractère et les mœurs, est évidemment dérivé d'eos (6).

A proprement parler, les mœurs ne sont que des coutumes (7) relatives au plaisir et à la peine, ou à l'usage que nous en faisons (8). Les mœurs, qui constituent le caractère distinctif de chaque homme (9), dépendent avant tout de l'éducation (10), et varient suivant les passions, les âges et les fortunes, et surtout suivant les habitudes contractées, c'est-à-dire suivant les vertus et les vices (11).

Les passions dont j'entends parler ici, sont la colère, le désir et tous ces autres mouvements de l'âme qui dépendent de la sensibilité et se rapportent au plaisir et à la peine (12). Quand on connaît la nature

(1) Rhét., I, 11, p. 1371, a, l. 26 suiv. (2) Ibid., I, 10 et 11, pass. (3) Hist. des anim., VII, 1 med.; Probl., XIX, 41.—(4) De la sensat., V, § 7. — (5) Gén. et corr., 1, 8. (6) Mor. à Eud., II, 2; Gr. Mor. I, 6; (7) Gr. Mor., 1, 6.

Mor. à Nic., II, J.

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(8) Phys., VII, 3, 1. c.

(9) Poët., V, § 5.
(12) Ibid. Voyez plus haut, ch. XVI, p. 163 suiv.

(10) Mor. à Eud., I, 5.— (11) Rhét., II, 12, init.

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