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CHAPITRE XXI,

DE LA PARTIE DÉLIBÉRATIVE DE L'ENTENDEMENT
( τὸ βουλευτικόν, τὸ λογιστικόν, τὸ δοξαστικόν ).

La puissance intellectuelle de l'âme se divise en deux parties, suivant la nature des objets auxquels elle se rapporte. Nous avons traité de la partie scientifique, c'est-à-dire de celle qui connaît le nécessaire et ce qui ne peut être autrement qu'il n'est; il nous reste à parler de la partie délibérative ou logistique, qui s'applique au contingent, c'est-à-dire à ce qui pourrait être autrement qu'il n'est, et en particulier à ce qu'il dépend de nous de faire ou de ne pas faire (1). Ce n'est plus ici le domaine de la science, mais bien de l'opinion (2), et voilà pourquoi cette partie de l'entendement emprunte souvent son nom à l'opinion (3). En effet, quand la pensée porte ainsi sur un objet qui admet les états contraires, elle est sujette à l'erreur : la même pensée devient successivement vraie et fausse (4). Or c'est là précisément le caractère propre de l'opinion, espèce de conception (5) qui comporte le vrai et le faux (6), tout comme le raisonnement (7).

(1) Gr. Mor., I, 35, pass.; Mor. à Nic., III, 4 pass. 33, pass. (3) Aogaotixóv. De l'âme, II, 2, § 10;

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(4) Métaph., IX, 10. (5) De l'âme, III, 3, § 5. Dern. Anal., II, 19, § 8; Top., VIII, 13, § 1; Rhét.,

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(6) Ibid., SS 4, 5, 8;

I, 7; Métaph., IV, 5,

pass.; Gén. et corr., 1, 3. — (7) Dern. Anal., II, 19, § 8.

L'acte d'opiner est un acte qui semble appartenir en propre à l'âme (1), et qui par là se distingue de la sensation, affection commune au corps et à l'âme (2). Sans doute, lorsqu'il s'agit des choses particulières et individuelles, l'opinion ne saurait se passer du concours de la sensation (3); mais l'opinion ne porte pas toujours sur le particulier : elle s'attache aussi à l'universel (4). D'ailleurs elle se produit souvent là où les sens n'interviennent point, dans l'état de rêve par exemple (5).

L'opinion ne serait-elle donc pas la fantaisie, cette cause de tous nos songes (6), cette faculté dont l'acte est souvent appelé du nom de pensée (7)? Il est vrai que l'imagination est souvent accompagnée du raisonnement et de l'opinion (8). Mais celle-ci, bien loin de lui être identique, la contrôle et la redresse, et souvent la contredit (9); car c'est le propre d'une faculté supérieure de vérifier l'exactitude des notions que fournit la faculté inférieure (10). C'est ce que fait la vue par rapport au toucher, le premier sensitif par rapport aux sens particuliers, l'opinion enfin par rapport à l'imagination (11), et l'opinion à son tour trouve une règle supérieure dans la vérité (12). Un signe bien frappant de la différence de nature qui sépare l'opinion de la fantaisie, c'est que cette dernière

(1) De l'âme, I, 5, § 23. — (2) Ibid., II, 2, § 10; De la sensat., I, § 2.→→ (3) Des songes, I, § 3; Cf. De l'âme, III, 3, § 9. (4) Mor. à Nic., VII, 3 med. (5) Des songes, I, §§ 3, 5; III, § 6 et suiv. (7) De l'âme, III, 3, § 5 et pass. Voyez plus haut, chap. XIX, p. 192.—(8) De l'âme, III, 11, § 2. (9) Ibid., ch. 3, § 10; Des songes, II, § 13; III, § 6.

(6) Ibid., pass.

- (10) Probl. XXX, 18 ; XXXV, 10 ; Des songes, II, § 13.

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(12) Mor. à Nic,, VI, 10, p.

est soumise à notre volonté, et que nous pouvons, quand nous voulons, nous représenter tel ou tel objet, tandis qu'il ne dépend pas de nous de nous former telle ou telle opinion, marquée fatalement d'un caráctère de vérité ou d'erreur (1). Toute opinion en effet, étant affirmation ou négation (2), est nécessairement vraie ou fausse (3).

Enfin, quoique l'opinion se fonde tantôt sur la sensation, tantôt sur la pensée (4), elle est essentiellement une espèce de conception (5), et lorsqu'elle est vraie, elle représente le bien sous un de ses aspects dans l'entendement et dans la pensée (6). L'opinion ne va jamais sans la croyance, ni par conséquent sans le raisonnement, qui persuade et produit la foi (7). Cette croyance qui accompagne toujours l'opinion est tellement forte en certains cas, qu'il nous arrive de prendre nos opinions pour la science (8), jusqu'à ce que l'âge, qui produit l'expérience, nous ait appris à dire moins souvent : Je sais, et plus souvent: Je crois, je suppose (9).

L'opinion est inférieure en elle-même et par ses objets à la pensée pure et à la science. Elle n'est point identique à son objet, elle ne se connaît pas ellemême, commé la pensée en acte, si ce n'est par accident (10). Elle ne porte que sur le contingent, tandis que la science s'applique au nécessaire (11). Si quel

(1) De l'âme, III, 3, § 4.- (2) Mor. à Nic., VI, 10, p. 1142, b. — (3) De l'âme, 1. c.; Topiq., IV, 2, § 13; De Xénophane, ch. I. (4) Métaph., IV, 6, p. 1011, a. (5) De l'âme, III, 3, § 5, §10; De la mém., I, § 9; Des songes, I, § 3.- (6) De l'âme, III, 3, § 3.- (7) Ibid., § 8.- (8) Mor. à Nic., VII, 4, p. 1146, b.-(9) Rhét., II, 13 init.-(10) Métaph., XII, 9 med. — (11) Dérn. Anal., 1, 33, § 3 et pass.; Métaph, VII, 15; Mor. à Nic., VI,

5 fin.

quefois l'opinion s'applique au nécessaire, c'est à la condition de ne le point connaître comme tel (1). Ainsi il peut bien y avoir opinion et science d'un même objet, en ce sens que l'une donnera comme contingent ce que l'autre démontrera être nécessaire (2). Mais la science exclut l'opinion et ne saurait coexister avec elle dans un même esprit, relativement à un même objet : car alors on penserait tout à la fois qu'une même chose peut être et ne peut pas être autrement qu'elle n'est (3). Comparée à la science, l'opinion ressemble à un état de maladie (4). Rien n'égale son instable mobilité (5) : elle n'est elle-même qu'un mouvement (6). Tantôt elle semble nous donner la science, et tantôt elle nous laisse dans l'ignorance (7) ou nous précipite dans l'erreur (8). L'opinion vraie peut elle-même devenir fausse, soit par oubli, soit par l'effet d'une persuasion contraire, soit même parce que l'objet a changé ou cessé d'être, sans qu'on s'en aperçût (9). Ses origines sont diverses : tantôt c'est l'habitude (10), tantôt c'est le témoignage des hommes (11); tantôt elle se fonde sur de simples apparences, et tantôt elle résulte de raisons véritables (12). Souvent elle repose sur quelque syllogisme (13); mais par sa nature propre elle préjuge et ne démontre point, et l'on peut la définir une conception de la proposition immédiate et non néces

(1) Dern. Anal., I, 33, §§ 4, 5.

(2) Ibid., § 6.

(3) Ibid., § 7. (4) Métaph., IV, 4, p. 1008, b. (5) Dern. Anal., I, 33, § 2.— (6) Phys., VIII, 3, p. 254, a, 1. 27 suiv.: passage très-curieux.. (7) Métaph., VII, 15. (8) Mor. à Nic., IV, 3 med.; IV, 9 med. ; VI, 3 init.— (9) De l'âme, III, 3, S 10. (10) Probl., XVIII, 3.- (11) Rhét., I, 15, pass.- (12) Du ciel, II, 13

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(13) De l'âme, III, 3, § 8; ch. 11, § 2.

saire (1). Aussi l'opinion varie-t-elle chez le même individu (2) et à plus forte raison d'un individu à un autre (3); et lorsque l'on songe à la diversité des jugements des hommes, on se demande comment l'on pourrait sans sottise croire sur parole des gens qui sont tous en désaccord (4). Cela donne beau jeu aux sophistes. Mais nous leur ferons remarquer que si les hommes se contredisent le plus souvent, ils sont d'accord aussi pour admettre certaines opinions communes (5). Si l'opinion nous induit en erreur et n'est pas éternellement vraie comme la science et l'intellect, elle est pourtant une des facultés de la pensée par lesquelles nous atteignons la vérité (6); et fussionsnous réduits à nous conduire d'après sa seule lumière, ce serait pour nous un motif de chercher la vérité avec plus d'ardeur (7).

Il faut rapporter à la partie délibérative ou logistique de l'âme, non-seulement l'opinion, qui ne suppose pas de recherche (8), mais encore le syllogisme du contingent, du vraisemblable et de l'apparence, en un mot le syllogisme dialectique (9); car la dialectique et la rhétorique ne s'occupent que du vraisemblable (10).

Le raisonnement dialectique n'est pas seulement utile pour la pratique, il est aussi employé par le philosophe et lui ouvre la route vers les principes de toutes les sciences (11).

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(1) Dern. Anal., I, 33, § 1. · (2) Métaph., IV, 5; Mor. à Nic., I, 4. (3) Métaph., IV, 5, pass.— (4) Ibid., XI, 6 init.—(5) Ibid., XIII, 2; Topiq., I, 10, § 2; Mor. à Nic., IX, 6; Mor. à Eud., I, 6 init. (6) De l'âme,

III, 3, § 5; Dern. Anal., H, 19, § 8. - (7) Métaph.,
Nic., VI, 10. (9) Topiq., I, 1, § 5, § 7; I, 14, § 7.
S9; Rhét., I, 1.- (11) Topiq., I, 2, pass.

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