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en nous; elle est en soi un objet de pensée et en même temps elle représente autre chose. En soi, dis-je, c'est un objet de pensée ou d'imagination; et comme représentant autre chose, c'est une ressemblance et un souvenir. Ainsi donc, lorsque ce mouvement a lieu, si l'âme en le percevant ne considère que lui seul, il n'est pour elle qu'un objet de pensée ou d'imagination. Si au contraire elle le considère dans son rapport à autre chose, alors c'est une ressemblance qu'elle contemple, de même qu'en présence d'un tableau on peut, sans avoir vu Coriscus, voir le portrait ou l'image de Coriscus : seulement ici l'image, qui en elle-même était un acte de la fantaisie, devient un souvenir et un acte de mémoire. Nous nous souvenons ainsi de l'objet absent, et parfois même nous ne savons si le mouvement qui se produit en nous n'est pas l'effet d'une sensation actuelle. Quelquefois encore nous sommes embarrassés pour dire s'il y a ou non mémoire. Il nous arrive aussi, en y pensant bien, de nous ressouvenir que nous avons déjà auparavant entendu ou vu quelque chose: cela se présente lorsque, après avoir considéré une représentation en elle-même, nous sommes amenés par un changement d'idées à la considérer comme représentation d'autre chose. D'autres fois c'est le contraire qui a lieu, quand on voit une image et une ressemblance là où il n'en existe aucune, et c'est ce qui est arrivé à divers extatiques qui donnaient leurs fantaisies pour des événements réels et dont ils avaient souvenir. Au reste, la mémoire se conserve et se perfectionne par l'exercice assidu et le rappel de nos idées, lequel consiste à considérer souvent nos représentations

non en elles-mêmes, mais comme images des objets. Nous avons donc expliqué ce que c'est que la mémoire et l'acte de se souvenir : c'est la conservation et l'emploi d'une représentation comme image de ce qu'elle représente. Nous avons dit aussi dans quelle partie de l'âme se trouve la mémoire : elle se rapporte à la faculté par laquelle nous avons la notion du temps. Elle appartient donc à la sensibilité dans le premier sensitif et par le moyen de l'imagination.

Tandis que par la mémoire on retrouve le passé dans les données de la fantaisie, de même on peut y voir l'avenir par l'espérance ou attente: car l'avenir appartient à l'espérance, comme le passé à la mémoire, et le fait présent à la sensation (1). Si même on adoptait l'idée que se font quelques personnes de la divination, il y aurait par le moyen de l'espérance une science de l'avenir (2). Mais il faut bien avouer au sujet de cette divination qui a lieu dans le sommeil et qui, dit-on, résulte des songes, qu'il est aussi peu raisonnable d'y croire que d'en faire fi (3). Il est bien vrai que les commencements de chaque chose sont insensibles. De même que ceux qui doivent faire, qui font ou qui ont fait quelque chose, le plus souvent y pensent la nuit et la font pour ainsi dire en rêve, parce que les occupations du jour préparent la voie en quelque sorte à un tel mouvement (4); de même et réciproquement la plupart des mouvements qui s'offrent pendant le sommeil deviennent le principe de

(1) Rhét., I, 11, p. 1370, a; II, 12, p. 1389, a; II, 13, p. 1390, a; De la mém., I, § 2. (2) De la mém., I, § 2. (3) De la divinat., I, § 1. (4) Voyez Cicéron, Somn. Scip., init.

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nos actions pendant le jour, parce que la pensée s'y est arrêtée d'abord et en a préparé l'exécution dans les représentations de la nuit. C'est ainsi que certains rêves sont des causes ou des signes. Mais la plupart du temps ce sont choses fortuites, surtout ces rêves extraordinaires et qui dépassent les bornes de la foi humaine, et tous ceux qui, se passant ainsi en nous, ont pour objet par exemple un combat naval ou je ne sais quel événement qui se passe bien loin de nous (1).

L'avenir (2), avons-nous dit, est l'objet de l'espérance, mais c'est aussi un objet d'opinion (3). Or l'espérance n'est pas l'opinion; car celle-ci appartient à la raison (4), celle-là fait partie de la sensibilité et repose sur l'imagination (5). Il y a du reste entre ces deux actes une relation intime: on croit fermement ce qu'on espère, et d'autant plus que la chose qu'on espère est plus agréable (6).

Tels sont les principaux actes de l'âme que l'on doit rapporter à la puissance imaginative (7). Cette faculté, on l'a vu, dépend du même principe que la sensibilité et ne fait qu'un avec elle (8). Comme elle en effet, elle est liée au corps et réside au siége du premier sensitif (9). Mais combien déjà les données de la fantaisie sont au-dessus de la sensation! Les impressions qui succèdent à celle-ci sont encore sensibles (10): elles ont une matière; les représentations

(1) Divinat., I, § 6 suiv. (2) Qu'il ne faut pas confondre avec le futur: Oude to aútò ¿cóμevov xal tò μéλλov. Divinat., II, § 4.— (3) De la mém., I, § 2. (4) De l'âme, III, 3, § 5, § 8. — (5) Rhét., I, 11, p. 1370, a; Mor. à Nic., X, 2, p. 1173, b. pavtastixóv. — (8) De l'âme, II, 2, § 8; III, 3, pass. — (9) Voir plus haut, p. 92, 96, 100, 106.- (10) Des songes, II, § 2, § 11, etc.

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- (6) Rhét., II, 1, p. 1378, a.

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(7) To

n'en ont plus (1). C'est en elles que la raison pense les formes intelligibles (2). Elles sont la condition des concepts et par suite de la conception et de la pensée; et à ce point de vue, on a pu souvent considérer l'imagination comme une sorte de pensée (3). Mais les représentations, bien loin d'être des pensées, ne sont pas même des concepts, car entre autres preuves, on n'y trouve point cette combinaison qui fait l'erreur ou la vérité dans l'entendement (4).

L'imagination tient une grande place dans la vie animale. C'est elle qui le plus souvent, sous la forme d'un souvenir ou d'une espérance, produit dans le corps des altérations (5), d'où résultent le plaisir et la peine et divers mouvements (6). Sans elle point d'appétit, point de locomotion (7); et bien qu'elle ne soit pas absolument maîtresse de certains mouvements, tels que ceux qui déterminent le sommeil (8), comme elle est toujours en quelque mesure chez tout animal, ne fût-il doué que du toucher (9), et comme elle a de plus le double privilége de demeurer dans l'âme en l'absence des objets et de se comporter comme la sensation (10), c'est d'après ses données que se gouvernent la plupart du temps les animaux, soit que privés de facultés supérieures, ils n'aient pas d'autre lumière que celle-là, qui leur tient lieu et de la pensée et du raisonnement, soit que leur raison, s'ils en ont, soit obscurcie par quelque passion, par la maladie ou par le sommeil (41).

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(1) De l'âme, III, 8, § 3. — (2) Ibid., III, 7. § 5. — (3) Ibid., ch. 3, § 5. · (4) Ibid., III, 8, § 3.— (5) Mouv. des anim., VII, §9; VIII, § 2.— (6) Ibid., XI, § 4. (7) De l'âme, III, 10, § 9 et pass.; III, 11, § 1. - (8) Mouv. des anim., XI, § 2. - (9) De l'âme, III, 10, § 9; ch. 11, §§ 1, 2. III, 3, § 15. (11) Ibid., ch. 3, § 15; ch. 10, § 1; Métaph., Mor. à Nic., VII, 3.

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(10) Ibid.,

I, 1, init.;

CHAPITRE XIV.

THÉORIE GÉNÉRALE DES CONNAISSANCES SENSIBLES.

Ce que c'est que la sensation en général. De la nature de la connaissance sensible; ses degrés; ses conditions; ses rapports avec les objets extérieurs. Légitimité, certitude et importance de la connaissance sensible.

Sentir, en général, est une manière d'être mû et de pâtir (1). C'est un mouvement dont la cause est hors de nous (2) et qui arrive jusqu'à l'âme par le moyen du corps (3). Cette modification, commune à l'âme et au corps, est une sorte d'altération (4), mais une altération qui consiste uniquement à faire passer la faculté de sentir de la puissance à l'acte (5).

En effet, la sensibilité est tantôt en acte et tantôt en puissance (6), et dans ce dernier cas, si elle n'existe point comme mouvement et comme acte, elle existe du moins comme faculté (7). A en croire les philosophes de Mégare, il n'y aurait point de puissance là où il n'y aurait point d'acte, et aucun être ne posséderait la faculté de sentir, s'il ne sentait réelment, s'il n'avait une sensation en acte. Mais dans

(1) De l'âme, II, 5, § 1; II, 11, § 11; Probl., XXXI, 13. Cf. Métaph., V, 15 fin. (2) De l'âme, I, 4, § 12; II, 5, § 5. - (3) De la sensat., I, S6; Phys., VII, 2, p. 244, b.— (4) De l'âme, II, 4, §6; ch. 5, § 1; Mouv.

des anim., VII, §9; Phys., VII, 2, 3, pass. (5) De la sensat., IV, § 10.

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(6) De l'âme, II, 5, § 2; III, 2, § 8; ch. 3, § 7; ch. 8, § 2, etc. (7) Topiд., IV, 5, § 1.

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