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lent d'observateur du cœur humain le place au premier rang parmi les moralistes. Mais ce qui est grave, ce qui lui ôte tout droit à être traité de personnage très-excellent et très-vertueux, comme nous le présente Montaigne, c'est d'avoir été dans sa conduite et dans plusieurs de ses écrits l'adulateur de Néron, jusqu'à faire l'apologie de son parricide.

Quant à Plutarque, qui, heureusement pour lui, n'a pas eu de rôle politique à jouer, sa cause est meilleure. Montaigne le défend d'abord contre Jean Bodin, écrivain du seizième siècle, qui accuse Plutarque d'ignorance et lui reproche d'avoir escript souvent des choses incroyables et fabuleuses. Le reproche est passablement mérité. Mais Montaigne n'est pas de cet avis, et considère comme conformes à la vérité plusieurs faits qui peuvent paraître pour le moins invraisemblables. Par exemple, Jean Bodin ne veut pas croire qu'un enfant de Lacédémore se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau qu'il avoit desrobbé, et le tenoit caché soubs sa robbe iusques à mourir plustost que de descouvrir son larrecin.»> Montaigne trouve cet exemple mal choisi. Nous ne le suivrons pas dans cette justification assez inutile de Plutarque. Le spirituel auteur des Vies parallèles excellait à raconter, et je crois qu'il aimait mieux captiver l'attention de ses lecteurs par des récits ex

de

traordinaires et poussant jusqu'au fabuleux, que se renfermer scrupuleusement dans les limites d'une rigoureuse vérité.

CHAPITRE XXXIII.

L'HISTOIRE DE SPURINA,

Il est beaucoup plus parlé dans ce chapitre de César, de ses amours et de sa clémence, que du jeune Toscan Spurina. Montaigne dépeint César de complexion très-amoureuse, et nous donne la liste abrégée de ses maîtresses. C'est d'abord Cléopâtre, reine d'Égypte; Eunoé, reine de Mauritanie, puis un bon nombre de femmes mariées, Postumia, Lollia, Tertulla, Servilia, la sœur de Caton, et Mutia, la femme du grand Pompée, qui plus tard n'en épousa pas moins la fille de César. Aussi lui fit-on reproche, ajoute notre philosophe gascon, de se faire gendre d'un homme qui l'avoit fait cocu. On pourrait croire, au récit de ces prouesses, que les mœurs de cette époque de la république romaine étaient d'une déplorable facilité.

Quant à l'histoire de Spurina, elle n'offre pas le moindre intérêt. Il était doué d'une beauté si exces

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sive, nous dit Montaigne, que les yeux les plus continents ne pouvaient en souffrir l'éclat. Entrant alors en furieux dépit contre lui-même et contre ces riches présents que la nature lui avait faits, « il détailla et troubla, à force de playes qu'il se feit à escient et » de cicatrices, la parfaicte proportion et ordon»nance que nature avoit si curieusement observee » en son visage.

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Ce Spurina fit là un acte de folie, et me rappelle un Lovelace de je ne sais plus quelle comédie qui, dans la rue, se cachait la figure avec un pan de son manteau, parce que toutes les femmes devenaient amoureuses de lui. Passons vite à une réflexion que je trouve à la fin de ce chapitre, et que je m'abstiens de commenter, n'osant trop dire qu'elle sera du goût de beaucoup de maris :

Il est à l'adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout poinct en la compaignie de sa femme.

CHAPITRE XXXIV.

OBSERVATIONS SUR LES MOYENS DE FAIRE LA GUERRE, DE IULIUS CESAR.

On recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains livres en particuliere recommendation, comme le grand Alexandre, Homere; Scipion africain, Xenophon; Marcus Brutus, Polybius; Charles cinquieme, Philippes de Comines; et dict on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit. Mais le feu mareschal Strozzi, qui avoit prins Cesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieulx choisi; car à la verité, ce debvroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l'art militaire : et Dieu sçait encores de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d'une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, qu'à mon goust il n'y a aulcuns escripts au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie.

Plus loin Montaigne fait un tableau vif et saisissant de la prodigieuse activité de César parcourant, toujours victorieux, l'Europe, l'Asie et l'Afrique avec une foudroyante rapidité :

..... Et certes, quand on ne feroit qu'aller, à peine pourroit-on atteindre à cette promptitude dequoy, tousiours victorieux, ayant laissé la Gaule, et suyvant Pom

peius à Brindes, il subiugua l'Italie en dix huict iours; reveint de Brindes à Rome; de Rome il s'en alla au fin fond de l'Espaigne, où il passa des difficultez extremes en la guerre contre Afranius et Petreius, et au long siege de Marseille; de là il s'en retourna en la Macedoine, battit l'armee romaine à Pharsale; passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, laquelle il subiugua; d'Aegypte il veint en Syrie, et au païs de Pont, où il combattit Pharnaces; de là en Afrique, où il desfeit Scipion et Iuba; et rebroussa encores, par l'Italie, en Espaigne, où il desfeit les enfants de Pompeius.

Après avoir cité plusieurs faits de courage ardent et d'entreprise téméraire, Montaigne ajoute :

..... Il deveint, avecques le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius; estimant qu'il ne debvoit ayseement hazarder l'honneur de tant de victoires, lequel une seule desfortune luy pourroit faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se veoid aux ieunes gents, les nommants « Necessiteux d'honneur," Bisognosi d'onore; et qu'estants encores en cette grande faim et disette de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque prix que ce soit, ce que ne doibvent pas faire ceulx qui en ont desia acquis à suffisance. Il y peult avoir quelque iuste moderation en ce desir de gloire, et quelque satieté en cet appetit, comme aux aultres; assez de gents le practiquent ainsi.

Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche

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