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NOTICE

SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS

DE LA BRUYÈRE.

Jean DE LA BRUYERE naquit à Dourdan en 1639. Il venoit d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc ; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au .prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçuà’Académie Françoise en 1693, et mourut en 1696° .

Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l'attention que

a D'autres ont dit, dans un village proche de Dourdan.

b M. le Duc. Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XIV : mort en 1710, Des biographes ont prétendu que l'élève de La Bruyère avoit été le duc de Bourgogne. Ills se sont trompes.

C

c L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort: «Quatre jours auparavant, » il étoit à Paris dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, où tout-à-coup il s'aperçut qu'il devenait sourd, mais absolument

» sourd. Il s'en retourna à Versailles, où il avait son logement à l'hôtel » de Condé ; et une apoplexie d'un quart d'heure l'eraporta, n'étant

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le monarque donnoit aux productions du génie réfléchissoit sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir.

On ne connoît rien de la famille de La Bruyère, et cela est fort indifférent; mais on aimeroit à savoir quel étoit son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit · dans la société ; et c'est ce qu'on ignore aussi.

Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre, ou qui s'y crurent désignés ; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste.

« On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un phi»losophe qui ne songeoit qu'à vivre tranquille avec des >> amis et des livres; faisant un bon choix des uns et des >> autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours

disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître ; >> poli dans ses manières, et sage dans ses discours; crai

a On sait au moins qu'il descendoit d'un fameux ligueur du même nom, qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil.

On ne l'ignore pas totalement; et l'auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l'abbé d'Olivet, où il est question précisément du caractère de La Bruyère, de son genre de vie et de son esprit dans la société.

C

M. de Malezieux, à qui La Bruyère montra son livre avant de le publier, lui dit: Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.

»gnant toute sorte d'ambition; même celle de montrer de » l'esprit.» (Histoire de l'Académie Françoise.)*

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers, et les ridicules, connoissoit trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais il put aimer la société sans s'y livrer: qu'il devoit y être très réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu'il

b On peut ajouter à ce peu de mots sur La Bruyère, ce que dit de lui Boileau, dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai 1687, année même de la publication des Caractères : « Maximilien m'est » venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. » C'est un fort honnête homme, et à qui il ne manqueroit rien, si la >> nature l'avoit fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il » a de l'esprit, du savoir et du mérite.» Pourquoi Boileau désigne-t-il La Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portoit pas ? Étoit-ce pour faire comme La Bruyère lui-même, qui peignoit ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire ancienne? Par le Théophraste de La Bruyère, Boileau entend-il sa traduction de Théophraste, ou l'ouvrage composé par lui à l'imitation du moraliste grec? Je croirois qu'il s'agit du dernier. Boileau semble reprocher à La Bruyère d'avoir poussé un peu plus loin qu'il ne convient, l'envie d'être agréable; et, suivant ce que rapporte d'Olivet, il n'avoit aucune ambition, pas même celle de montrer de l'esprit. C'est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, paroît trop constamment animé du desir de produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentît pas un peu; je me rangerois donc volontiers à l'opinion de Boileau. Quoi qu'il en soit, ce grand poëte estimoit La Bruyère et son livre : il n'en faudroit pas d'autre preuve que ce quatrain qu'il fit pour mettre au bas de son portrait :

Tout esprit orgueilleux qui s'aime,

Par mes leçons se voit guéri,

Et, dans ce livre si chéri,

Apprend à se haïr lui-même.

sentoit si bien; trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les foiblesses de l'amourpropre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât en effet. Peut-être que les homines en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paroît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau : on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues, et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivoit ; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble

a Je doute de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu'il avoit parlé de son propre ouvrage ; et l'opinion s'en établit tellement, que ses ennemis même lui firent honneur de ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de La Bruyère nia que les Caractères eussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en est fait des traductions depuis cette discussion; mais j'aurois peine à croire qu'il s'en fût fait beaucoup pour le fond et pour la forme, les Caractères sont peu traduisibles.

différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poète comique : aussi a-t-on comparé La Bruyère à Molière; et ce parallèle offre des rapports frappants: mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie ? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages, mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paroît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avoit pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine. La Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines. La Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux, La Bruyère a peint le

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