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délicat: « Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on » mesure le poisson, entre tête et queue. »

On trouveroit aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux auroit pu revendiquer cette pensée : Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un

>> autre. »

Mais ces taches sont rares dans La Bruyère: on sent que c'étoit l'effet du soin même qu'il prenoit de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux, et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie Françoise après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avoit offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui, dans tous les temps, sont importunés des grands talents et des grands succès: mais La Bruyère avoit pour lui Bossuet, Racine, Despréaux, et le cri public: il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et, n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès lors étoient déjà, pour la plupart, des instruments de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à la plati

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NOTICE SUR LA BRUYÈRE.

tude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet:

Quand La Bruyère se présente
Pourquoi faut-il crier haro?

Pour faire un nombre de quarante,

Ne falloit-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne, qu'on l'a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens. Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie? Les épigrammes et les libelles ont bientôt disparu; les bons ouvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et bénie par la postérité.

Cette réflexion devroit consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir: l'attente est pénible; et il est triste d'avoir besoin d'être consolé ».

■ On trouva, dans les papiers de La Bruyère, des Dialogues sur le Quiétisme, qu'il n'avoit qu'ébauchés. Ils étoient au nombre de sept: M. Dupin, docteur de Sorbonne, y en ajouta deux, et publia le tout en 1699. Il peut paroître étonnant d'abord que La Bruyère, homme du monde et simple philosophe, se soit engagé dans une dispute théologique. Mais la surprise cesse lorsqu'on vient à songer que, dans cette querelle qui divisa l'Église et la société, Bossuet combattit les erreurs du Quiétisme que sembloit défendre Fénélon ; que La Bruyère devoit sa fortune au premier de ces deux illustres prélats, et qu'il put être porté par un simple mouvement de reconnoissance à combattre sous les drapeaux de son bienfaiteur, pour une cause qui paroissoit, d'ailleurs, lui être étrangère. Du reste, les Dialogues sur le Quiétisme sont bien peu dignes de son talent. Quelques personnes ont nié qu'il en fût l'auteur. On aimeroit à les en croire.

(Cette notice est de M. Suard, de l'Académie Françoise.)

OU

LES MOEURS

DE CE SIÈCLE.

CHAPITRE PREMIER.

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

:

Tout est dit et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé : l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

par

Il faut chercher seulement à penser et à ler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments: c'est une trop grande entreprise.

C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. Il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat alloit par son mé

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