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CHAPITRE VII.

DE LA VILLE.

L'on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs, au Cours, ou aux Tuileries, pour se regarder au visage, et se désapprouver les uns les

autres.

L'on ne peut se passer de ce même monde que l'on n'aime point, et dont on se moque.

L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé; et, selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne.

Tout le monde connoît cette longue levée * qui borne et qui resserre le lit de la Seine du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'elle vient de recevoir les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule on les voit

Le quai Saint-Bernard.

de fort près se jeter dans l'eau, on les en voit sortir: c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore; et, quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus".

Dans ces lieux d'un concours général, où les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe, et pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne se promène pas avec une compagne par la nécessité de la conversation; on se joint ensemble pour se rassurer sur le théâtre, s'apprivoiser avec le public, et se raffermir contre la critique : c'est là précisément qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les passants, pour ceux même en faveur de qui l'on hausse sa voix; l'on gesticule et l'on badine, l'on penche négligemment la tête, l'on passe et l'on repasse.

La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire: tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui

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a Dans ce temps-là, les hommes alloient se baigner dans la Seine, au-dessus de la porte Saint-Bernard; et, dans la saison des bains, le bord de la rivière, à cet endroit, étoit fréquenté par beaucoup de femmes. Plusieurs auteurs satiriques ou comiques se sont moqués du choix peu décent de cette promenade : Les Bains de la Porte SaintBERNARD Sont le titre d'une comédie jouée au théâtre italien, en 1696.

part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs ; cela va jusqu'au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme du monde d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger. Il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connoît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume : il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société : celui-ci s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle n'entend point, et paroisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent euxmêmes que parce qu'ils les ont faites : ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une même coterie. Il y a toujours, dès la première année, des semences de division pour

rompre dans celle qui doit suivre. L'intérêt de la beauté, les incidents du jeu, l'extravagance des repas, qui, modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent la république, et lui portent enfin le coup mortel : il n'est en fort peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l'année passée.

Il y a dans la ville la grande et la petite robe; et la première se venge sur l'autre des dédains de la cour, et des petites humiliations qu'elle y essuie : de savoir quelles sont leurs limites, où la grande finit, et où la petite commence, ce n'est pas une chose facile. Il se trouve même un corps considérable qui refuse d'être du second ordre, et à qui l'on conteste le premier : il ne se rend pas néanmoins; il cherche au contraire, par la gravité et par la dépense, à s'égaler à la magistrature, ou ne lui cède qu'avec peine: on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole, et le mérite personnel, balancent au moins les sacs de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer pour son office.

Vous moquez-vous de rêver en carrosse, ou peut-être de vous y reposer? Vite, prenez votre livre ou vos papiers, lisez, ne saluez qu'à peine

ces gens qui passent dans leur équipage: ils vous en croiront plus occupé ; ils diront: Cet homme est laborieux, infatigable; il lit, il travaille jusdans les rues ou sur la route: apprenez du que moindre avocat qu'il faut paroître accablé d'affaires, froncer le sourcil, et rêver à rien très profondément; savoir à propos perdre le boire et le manger, ne faire qu'apparoir dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme un fantôme dans le sombre de son cabinet; se cacher au public, éviter le théâtre, le laisser à ceux qui ne courent aucun risque à s'y montrer, qui en ont à peine le loisir, aux Gomons, aux Duhamels.

Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques uns de ceux qu'on nomme à la cour de petits-maîtres : ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe, et se croient dispensés par leur âge et par leur fortune d'être sages et modérés. Ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire: ils s'approprient la vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage, comme si tous ces vices lui étoient dus; et, affectant ainsi un caractère éloigné de celui qu'ils ont à soutenir, ils deviennent enfin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très méchants originaux.

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