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de l'art grec et la contemplation, à Athènes même, de la belle nature et des nobles types qui ont inspiré les artistes de la Grèce, serait resté raphaélesque dans une mesure plus large, plus dégagée, et où sa propre originalité, si forte, si puissante, se serait révélée plus à l'aise; je crois qu'Overbeck, en suivant la même voie, aurait élargi son point de vue: Angelico de Fiesole serait resté son maître de prédilection, l'école de Pérugin son école, mais avec une liberté d'allures, une étendue d'horizons qui auraient donné jour à des développements tout autres de son rare talent.

Il faudra donc, après les trois années de séjour à l'école de Rome, faire voyager les jeunes artistes, peintres et sculpteurs, pour qu'ils voient la nature sous ses plus beaux aspects, l'homme dans ses types les plus distingués, dans ses mouvements les plus nobles, drapé naturellement dans des costumes pittoresques. J'ignore comment on est peintre sans avoir vu l'Orient, comment, dans nos tristes parages, on se crée, avec des peines infinies, cet idéal de beauté que la nature a prodigué là-bas avec son soleil. Sans doute le génie remplace tout : Raphaël et Le Sueur ont trouvé instinctivement ces mêmes types; ils ont vu dans leur âme cette race d'élite qui depuis l'enfant au maillot jusqu'au vieillard, depuis le simple chamelier jusqu'au chef de tribu, promènent à travers la vie un calme inaltérable, une majesté simple et comme une supériorité dédaigneuse. Mais là où Raphaël et Le Sueur, par une sorte de divination du génie, se rapprochent davantage des types orientaux, là justement ils ont élevé le plus haut leur art. Que serait-ce donc s'ils avaient vu l'Orient? L'enfant Jésus, sur les bras de sa mère, se rencontre de loin en loin dans les montagnes d'Albano, il se trouve au seuil de chaque cabane dans les villages orientaux; Salvator Rosa n'a jamais rêvé de paysages plus sauvages, plus mélancoliques, que la route de Jéricho où se passa la scène touchante du bon Samaritain: les Israélites sont encore dans le désert, et toute l'histoire du peuple de Dieu en action dans la Terre-Sainte. N'allez pas si loin. Arrêtez-vous en Grèce, c'est déjà l'Orient, et, qui mieux

est, un Orient idéalisé. Là, tout est en de justes proportions; on ne trouverait pas un tambour-major dans toute la race hellénique, car, dans son association avec la nature, l'homme est toujours en harmonie avec elle. Rien de petit, rien de colossal. Les espaces sont proportionnés aux hauteurs; les arbres, d'un port élégant, revêtus d'un feuillage vigoureux, sont en harmonie avec l'atmosphère. En France la verdure est opaque et les masses de végétation en disproportion avec l'entour, en Italie le type est trop vigoureux, trop accentué, tandis qu'en Grèce tout semble enveloppé dans une simplicité élégante et distinguée. Cette qualité incomparable, la simplicité, rare vertu, déesse qui nous est inconnue, a régné despotiquement sur la nation grecque, elle l'a dominée à sa plus grande époque de développement intellectuel et de puissance créatrice, elle plane encore sur la contrée, dans les contours de ses montagnes; elle se montre dans la sobriété de sa végétation, la beauté mélancolique de ses ruines, la pureté de l'air, la coloration du terrain, la rigidité des horizons, la ligne précise et arrêtée de chaque objet. C'est tout un ensemble de simplicité qui parle éloquemment aux grandes âmes, au grand goût, qui les charme et les repose, en même temps qu'il attriste les esprits médiocres et les natures vulgaires, pour lesquels ces beautés ne sont que misères, cette richesse qu'un désert.

Je ne puis m'empêcher de penser que Prud'hon, ou de nos jours Meissonnier, Hamon, Vidal, eussent vivifié leur idéal chétif et monotone, en contemplant les races fortes des campagnes romaines, les races sveltes de nos Pyrénées, des montagnes de la Grèce, du Liban et du désert d'Arabie. Leur originalité native, quoi qu'ils eussent vu, aurait dominé leurs souvenirs, et elle aurait conservé, de ces impressions de jeunesse, une grandeur, une ampleur, une dignité, qui se serait associée, pendant leur carrière d'artiste, à la poursuite de leur idéal. Ainsi l'habitant du Midi, en venant vivre au milieu de nous, perd son accent natal, et conserve dans sa diction un nerf et une vigueur que nous lui envions. Schnetz aurait dû

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sortir de l'Italie: l'Orient appelait celui qui a si bien dégagé de la race italienne son type antique et primitif. Un séjour plus long à Athènes aurait distrait et détourné Decamps de ses caricatures de petits Turcs, en le faisant entrer plus intimement dans le secret de l'antique noblesse des races modernes de la Grèce; Courbet, passant six mois à Venise, en compagnie de Giorgione et de Paul Véronèse, puis six autres mois au désert, dans la société des fils d'Abraham, aurait élevé son talent incontestable à toutes les grandeurs de la plus belle nature interprétée de la plus noble manière. Cordier, le sculpteur réaliste, et réaliste dans la bonne acception du mot, aurait saisi, avec la précision rigoureuse qu'il a prodiguée dans son étude de nègre, les beautés naturelles de ces races privilégiées.

A l'école de Rome, à l'école d'Athènes, aux voyages dans les contrées étrangères, de bonnes gens opposeront des raisons de ce genre : « Il faut être avant tout de son pays. La na'ture est belle partout. Imitez ce que vous avez sous les yeux et rendez-le bien. » A cela il n'y a qu'une réponse : Comparez l'homme grossier à celui qui a reçu une bonne éducation, et vous vous convaincrez que non-seulement celui-ci vaut mieux par l'extérieur, mais les sentiments du cœur ont que autant gagné que les dehors. Avoir vu la nature la plus belle aide à mieux comprendre une nature inférieure et à trouver ses plus beaux côtés. Quand vous revenez de Grèce, vous retrouvez dans la population d'Arles son ancienne colonie hellénique, vous découvrez sur les bords de la Loire des sites comparables aux plus charmants aspects de l'Orient, vous rapportez de la forêt de Fontainebleau des études qui semblent faites au pied de l'Érymanthe. C'est que la fréquentation des belles natures, loin d'inspirer de l'éloignement pour les natures moins bien douées, aide à les étudier sous leur meilleur aspect, à les prendre par leur beau côté, pour les rapprocher autant que possible de l'idéal qu'on s'est formé ailleurs: ainsi un petit esprit ne trouvera que nullité chez des gens qu'un esprit supérieur saura faire valoir en les plaçant sur le terrain de

leur expérience, en tirant profit de leurs connaissances spéciales.

J'ai dit que Rome était pour certains artistes un élément vital qu'ils ne quittaient que pour dépérir, ne pouvant prendre racine dans un autre sol. Poussin et Claude Lorrain ont passé leur vie à Rome; s'ils sont nés hors de son enceinte, c'est un pur caprice de la nature. Nicolas Poussin a tenté de vivre en France, il a senti presque aussitôt qu'il y dépérissait. Quand la Mort de Jules César fut saluée à Paris de ce bruyant applaudissement qui retentit encore à nos oreilles, un juge intelligent aurait pu deviner que le jeune peintre auteur de ce brillant coup d'essai avait besoin de Rome, de ses types, de ses monuments et de ses collections pour alimenter et contenir son talent précoce, vigoureux, mais essentiellement influencé par l'extérieur et comme par le reflet de ses entours : Court est revenu en France, son talent est resté à Rome.

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Ayant autant développé sa libérale protection, l'État droit de demander aux élèves de ses écoles des preuves de leurs efforts, des témoignages de la sévérité de leurs études. Les architectes continueront ces belles restaurations des monuments antiques qui forment dans les archives de l'École le corpus glorieux de l'architecture classique, magnifiques matériaux d'un ouvrage qui devrait être immédiatement publié. Ce vœu a été souvent émis. Déjà M. Le Breton demandait cette publication au nom de la classe des beaux-arts dans la séance publique du 28 octobre 1815: Sans publicité, disait-il, ce trésor d'excellentes études serait enfoui dans nos archives presque sans aucune utilité, et il est susceptible d'en avoir « une très-grande. On ne peut pas communiquer les originaux « sans courir le risque de les altérer et bientôt de les détruire. « Un accident même pourrait les anéantir. Inconnus du public, inutiles à l'instruction, embarrassants par les grandes dimensions des dessins, hasardeux par leur nature, ce se«rait ne pas mériter de les posséder que de les garder ainsi.. On ne peut mieux dire, et, après trente-cinq ans d'inutile attente, il est bien temps de satisfaire ce vœu légitime, et

d'entreprendre cette belle publication, en comblant l'arriéré, en prévoyant l'augmentation annuelle de la collection. Les élèves de Rome auront leur programme de travaux qui laissera plus de part à l'imagination et développera davantage l'originalité native de chacun. Ce programme s'attachera à stimuler les études sérieuses des architectes et des sculpteurs d'après l'antique, des peintres et des graveurs d'après les maîtres, par la perspective flatteuse de la publication immédiate de leur dessin en scrupuleux fac-simile, récompense qui tournera à leur gloire en même temps qu'à l'avantage de l'enseignement public, auquel ces dessins serviront de modèles.

Je ne m'étendrai pas sur ces divers points, l'Administration des beaux-arts devant puiser dans son expérience des besoins, dans les indications fournies par l'opinion publique et qui lui sont transmises par ses agents, enfin dans la discussion de ces graves questions au sein d'une commission composée d'hommes compétents, tous les éléments d'une réorganisation générale de l'enseignement supérieur.

MAINTIEN DU GOÛT public.

Des devoirs de l'état envERS LA NATION DANS LES QUESTIONS D'ART
ET DE GOÛT.

L'enseignement des arts serait insuffisant, si l'État ne continuait pas son influence en maintenant le bon goût par les grandes créations de l'art, par les institutions publiques et par une direction générale supérieure.

L'enseignement des arts1, étendu à toute la nation, ne serait pas suffisant pour élever le goût public, si l'Etat ne prolongeait pendant un certain temps son influence au delà de

1 J'ai cru devoir embrasser l'enseignement public des arts dans son vaste ensemble, et cette partie de l'enseignement que j'appelle le maintien du goût public m'avait vivement préoccupé; mais mon travail s'étant étendu outre mesure, j'ai retranché ce chapitre, et je n'en ai conservé qu'un résumé sommaire placé en appendice.

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