Page images
PDF
EPUB

enchaînés et s'y épuisent. Le chef de l'établissement a bien vite reconnu l'aptitude de sa victime : il a vu dans l'un les dispositions innées du coloriste, il le met dans la spécialité des toiles imprimées et des foulards; dans l'autre, il a reconnu l'aptitude aux combinaisons originales des dessins réguliers, il le place dans la salle des châles de l'Inde; celui-ci a étudié les principes de l'architecture, on le consacre aux meubles; celui-là est maître de la figure, il a le sentiment de la forme, des tendances au style, on lui donne les compositions des cadres et boiseries des appartements. La répartition faite, il faut produire, produire à satiété, toujours, et en hâte, sans qu'un moment de relâche permette aux idées de se renouveler, sans qu'on vous accorde les moyens d'étudier la destination des objets et des décorations, sans qu'il soit permis de chercher à mettre en harmonie le style et les proportions avec le lieu et l'espace; il faut produire incessamment pour remplir le portefeuille que l'entrepreneur va porter chez le fabricant. Ici c'est une nouvelle victime, sur laquelle le chef de l'atelier des dessins industriels exerce une influence autre, mais tout aussi pernicieuse: car, après avoir épuisé ces jeunes gens, après avoir faussé leur esprit et gâté leur main à tel point, qu'au bout d'un peu de temps ils ne sont plus bons à rien, ni à cette besogne, à laquelle leur imagination ne suffit plus, ni à un retour à des études sérieuses dont ils ont perdu l'aptitude; après avoir fait ce mal, l'entrepreneur va tenter le fabricant par la vue de ces mille projets, si séduisants au premier aspect, et dont la déraison ne devient évidente que lorsqu'il est trop tard pour la reconnaître : j'entends lorsque l'étoffe est brodée ou imprimée, lorsque le meuble est sculpté, lorsque le bronze est fondu.

Mais ces portefeuilles, si fâcheusement corrupteurs, ne s'arrêtent pas à nos frontières : ils les passent et vont porter en Angleterre, en Suisse, en Allemagne et en Amérique les mêmes séductions, car ces entrepreneurs, s'ils n'ont aucun patriotisme, n'ont aussi aucune préférence; ils feraient le même mal à l'humanité entière, si elle voulait se ranger dans leur clien

tèle, et ainsi s'explique, sans en rendre responsable la contrefaçon, ce nuage de banalité qui s'étend sur l'industrie du monde et qui a frappé tous les yeux à l'Exposition de Londres.

L'organisation générale de l'enseignement du dessin, surtout l'extension de ces études dans la classe ouvrière, nous délivrera de ce fléau, et nous permettra de rendre à notre industrie une originalité vraie qui l'élèvera au-dessus des atteintes de la concurrence.

de l'enseigneMENT SUPÉRIEUR DES ARTS DANS LES CARRIÈRES SPÉCIALES.

Si je ne me trompe, nous avons marché régulièrement, progressivement. Nous avons désormais toute une génération artiste qui, depuis le simple ouvrier jusqu'au bachelier ès sciences et és lettres, jusqu'à l'élève de l'École polytechnique, s'avance dans la bonne voie; nous avons détruit les craintes qu'inspirait à quelques esprits une société composée uniquement de peintres et de sculpteurs. N'a-t-il pas été démontré qu'il surgirait de cette génération artiste une élite d'autant plus forte, d'autant plus puissante, qu'elle ne pourra se croire supérieure à la foule qu'en se signalant par des œuvres de premier ordre?

En effet, voyez combien par cette suite d'enseignements progressifs, déduits d'un même principe, toutes les forces vitales du pays sont sollicitées : aucun germe de talent n'est étouffé, et, ce qui est capital, chaque vocation trouve par échelons successifs, et comme par couches superposées, la voie ouverte et l'avenir devant elle. Tel qui, dans le premier feu de son ardeur, aspire à la mission d'artiste voit peu à peu surgir le néant de ses prétentions; alors, sans découragement, sans humiliation, sans rien perdre de sa considération personnelle et de sa dignité, sans changer 'ses études, sans condamner les enseignements qu'il a reçus et les modèles qu'il a pris l'habitude d'admirer, il s'arrête en chemin à l'une des belles étapes de cette noble carrière des arts. Dans notre langue actuelle, nous dirons qu'il s'abaisse au rang d'industriel; dans le langage de l'avenir, on dira simplement qu'il applique son talent

artiste à la céramique, à l'ébénisterie, aux tissus; et si ce talent est remarquable, il aura une large part dans la gloire distribuée par l'opinion publique et dans les distinctions honorifiques accordées par l'État.

Ces doux échelons de l'enseignement qui conduisent tout le monde à la fois au même but, mais qui portent, comme soutenu par des mains ailées, l'élève que signalent son aptitude naturelle ou ses instincts développés par la ténacité du travail aux sommités de l'art; ces échelons qui permettent à la grande nation d'adopter les plus dignes de ses enfants sans distinction d'origine ni de patrons, de les envoyer au milieu des splendeurs de la villa Médicis vivre sans aucune préoccupation matérielle au sein de cette bonne société des vieux maîtres, au milieu de cette aristocratie du génie, d'où il reviendra avec une originalité fortifiée par l'expérience de tous les siècles, pour diriger à son tour l'enseignement de la génération suivante, soit en manifestant sa pensée dans toute sa splendeur sur les murs de la place publique, soit en exposant les résultats de son expérience du haut de la chaire des vastes amphithéâtres; ces doux échelons nous conduisent nous-mêmes, dans cette étude théorique, à l'enseignement supérieur de l'art réclamé par l'élite de la jeunesse artiste.

Quel sera l'enseignement de cette élite? un enseignement supérieur et en même temps un enseignement pratique. Il n'est plus question des éléments de l'art; il s'agit du métier dans ses conditions les plus sérieuses, et des théories de l'art dans leur sphère la plus élevée. Ce que j'ai dit et proposé pour l'industrie, je le dis et je le propose pour l'art, car ce sont frère et sœur, de même origine et de même nature. L'artiste a autant besoin que l'apprenti de connaître son métier et de reporter dans l'atelier de son maître, pour le mettre en œuvre et en pratique, l'enseignement qu'il a reçu à l'école des beaux-arts. De là deux nécessités à ces débuts de la carrière artiste : l'apprentissage chez les maîtres, ou enseignement pratique; l'étude en commun à l'école, ou enseignement supérieur. Examinons l'un et l'autre.

Je ne veux pas revenir sur le tableau général des arts aux époques antérieures : j'ai montré comment se sont formés pendant vingt-cinq siècles, d'après des principes arrêtés, mais dans une heureuse confusion, l'artiste et l'industriel. Je ne ferai ressortir que deux ou trois particularités qui ont trait à l'enseignement. En Grèce, les élèves de Pamphile, au nombre desquels il faut compter Apelle, lui payaient dix talents, une grosse somme, pour travailler sous sa direction, et ils lui consacraient les dix années les plus précieuses de leur vie avant de se produire eux-mêmes. Aux grandes époques du moyen àge et de la renaissance, mêmes sacrifices, même abnégation soumise et dévouée. Le XVIIe siècle organise l'enseignement académique, qui ne fait que compléter, en lui donnant plus d'unité, l'enseignement particulier dans les ateliers. Cette époque, grande encore, continue à voir régner l'autorité du maître et la soumission de l'élève.

Par quelle fatalité, par suite de quel enchaînement de fausses mesures, les meilleures ressources de l'enseignement ont-elles été enlevées à la jeunesse? Faut-il accuser les élèves, les maîtres ou l'administration? Nous n'accuserons personne; peut-être le temps, qui modifie les idées, les manières d'être et les habitudes, est-il le seul coupable. En fait, un désaccord profond s'est peu à peu établi entre les élèves et les maîtres. La révolution de 89, en bouleversant la hiérarchie de l'ancienne société, a produit une jeunesse nouvelle, qui se révolte contre toute idée de soumission, et ne veut entendre parler ni de lenteur dans la conquête de ses droits ni de progrès dans la jouissance de son indépendance; il lui faut tout et tout de suite. Ce qui fut général dans la jeunesse, dès les débuts de ce siècle, se produisit avec une véhémence particulière dans les ateliers et parmi les élèves : là on vit la soumission respectueuse faire place à l'arrogance discoureuse, le dévoûment filial à des prétentions de pair et de compagnon, la collaboration désintéressée aux empiétements les plus ridicules. Est-il donc étonnant que les maîtres, qui ne recevaient, en échange de leur peine et d'un temps précieux dérobé à leurs

travaux, qu'une rétribution dérisoire, et qui, loin de se créer des aides et des partisans, nourrissaient dans leur sein des émules dédaigneux et des traîtres jaloux, aient fermé leurs ateliers? Personne n'oserait leur en faire un reproche, surtout après avoir été initié aux mauvais procédés dont ils ont été les victimes et qui ne saliront pas ces pages.

De tant d'ateliers d'architectes, de sculpteurs et de peintres auxquels nous devons tout ce qu'il y a eu en France de bons dessinateurs, de peintres distingués, de sculpteurs de talent, il reste aujourd'hui, en tout et pour tout, celui de M. Labrouste pour les architectes, celui de M. Rude pour les sculpteurs, celui de M. Picot pour les peintres; trois hommes de talent qui, jusqu'au déclin de l'âge, persévèrent dans la voie traditionnelle des grandes époques et se consacrent à l'éducation d'une centaine d'élèves: telles sont les ressources d'un enseignement sérieux pour l'école, pour Paris et pour la France. En dehors de ces trois ateliers, je ne mentionne pas les quelques élèves qui entrent chez les professeurs de l'Ecole des beaux-arts, avec l'espérance de profiter de leur protection pour obtenir le prix de Rome; ce sont en général de bons sujets, des imaginations calmes, des travailleurs décidés, mais il n'y a pas en eux le germe du génie et le feu tourmentant du talent : celui-ci s'égare, voici où et comment. De vieux modèles se procurent un misérable local, et ils ouvrent des académies où, moyennant une faible rétribution, on dessine d'après le modèle vivant. Les jeunes gens vont travailler là, le soir, sans autre guide que leur admiration réciproque; puis ils s'associent et louent des ateliers où ils travaillent en commun, dans une fièvre d'ambition sans mesure, dans un parti pris d'opposition systématique aux règles les plus saines de l'art, de dénigrement déclaré à tous les talents consacrés. Stimulés par la séve de leur jeunesse, encouragés par la chaleur de la liberté, soutenus par leurs dispositions naturelles, quelques hommes de talent vivace surgissent de temps à autre de ce chaos, originaux quand même, et frappant juste parfois, malgré la fausse direction des études et les profondes

« PreviousContinue »