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dans aucune carrière, si l'on ne fait pas preuve de ce développement de son écriture; alors l'éducation dans la famille et dans les institutions privées sera complétée par le dessin comme dans l'enseignement public. Il s'ensuivra que les maîtres de dessin brevetés par l'Administration, les artistes auxquels elle aura reconnu dans des examens sérieux le talent propre à l'enseignement, seront recherchés de tous, et qu'elle pourra être d'autant plus sévère en leur accordant ces brevets de capacité, qu'un plus grand nombre d'artistes sollicitera ce titre, qu'une meilleure position leur sera assurée.

Enfin, au sommet de l'instruction publique siégent les comités départementaux, les conseils académiques et le conseil général de l'université; qu'une place dans chacun d'eux soit réservée aux artistes, aux amateurs, aux membres de la classe des beaux-arts de l'Institut, qui prennent intérêt et qui ont consacré leurs études à cette partie de l'enseignement. Ils y seront les avocats de toutes les bonnes mesures et les adversaires des nouveaux envahissements de la routine.

ENSEIGNEMENT DU DESSIN AUX APPRENTIS ET AUX OUVRIERS. L'INDUSTRIE FORMANT SES ARTISTES ELLE-MÊME.

Nous voici arrivés à un point extrême, à une halte, à un carrefour, où les routes se croisent et se bifurquent. Jusqu'à présent, nous n'avons eu en vue que l'éducation générale, l'enseignement de tous, les arts du chant et du dessin y trouvant leur part comme toutes ces notions de langues mortes, d'histoire et de science que chacun doit posséder, quelle que soit d'ailleurs la carrière qu'il embrasse. Maintenant, nous allons entrer dans un autre ordre d'idées, en abordant l'enseignement des arts appliqués à des carrières déterminées, soit qu'il s'agisse d'enseignement spécial pour les apprentis et les ouvriers, soit qu'on se préoccupe d'enseignement supérieur pour les artistes.

Occupons-nous d'abord du sort des apprentis, tout modeste et inaperçu qu'il soit; on verra bientôt qu'il est digne d'un

intérêt très-vif, et qu'il conduit par échelons naturels à l'enseignement supérieur.

L'industrie lutte depuis soixante ans avec les contre-sens sociaux qu'une révolution radicale a jetés dans son sein, et que le temps n'a pas permis de corriger sur tous les points. Cette perturbation si profonde, en désorganisant les corporations industrielles, en n'organisant pas la liberté, a plongé l'industrie dans une anarchie qui exerce son empire, d'une manière sensible, partout où le concours de l'art semblait fait pour lui rendre la jeunesse et la vie.

L'industrie de nos pères, recrutant ses artistes en elle-même, trouvait en eux cette aptitude générale qui fait le caractère des grandes époques. Quand on étudie la céramique, les meubles et les bijoux de l'antiquité, les ustensiles gothiques de la vie privée, les majolica italiennes, les faïences et les émaux français de la Renaissance, on sent que dans ces fabriques tous étaient artistes, artistes de plus ou moins de talent, se laissant aller souvent à l'exécution la plus lâchée, mais artistes par le goût de l'arrangement, par l'esprit de la composition et surtout par la création des formes suivant certaines données d'élégance, certains principes d'appropriation raisonnée, suivant les matériaux et la destination des objets.

A la fin du XVe siècle, Francia avait dans son atelier de ciselure et d'orfévrerie deux cent vingt élèves qui travaillaient sous sa direction pour se former à tous les arts, car ses enseignements, comme un mont puissant qui jette de ses flancs les sources des fleuves tributaires de plusieurs mers, conduisaient chaque élève sur sa pente naturelle au but qui souriait à son imagination. Tandis qu'il formait Marc-Antoine Raimondi à devenir le plus habile des graveurs, lui-même quittait l'orfévrerie pour prendre rang parmi les maîtres de la peinture.

C'est qu'il n'y a de véritable instruction dans l'industrie que veste bas, manches retroussées, le tablier de cuir sur le ventre et le marteau dans la main. Au sortir des écoles de dessin, voir travailler les patrons et les anciens qui possèdent

les vieilles traditions du métier, suivre toutes leurs opérations et se rendre compte non pas seulement des procédés, mais de toutes les causes d'accident qui peuvent les entraver et des moyens d'y remédier, c'est devenir un ouvrier complet, et c'est être en même temps un artiste supérieur, si, maître de ses outils et de sa matière, on sait associer à son travail la puissance du goût et de l'imagination. On peut donc ériger ceci en axiome les artistes qui entrent dans l'industrie s'y perdent et la perdent, les artistes qui en sortent s'élèvent et l'élèvent avec eux.

:

La destruction des corporations ayant anéanti l'apprentissage sérieux, les chefs de fabrique n'ont plus trouvé d'ouvriers capables d'exécuter les programmes qu'imposait à l'industrie le retour de la prospérité au commencement de ce siècle. Ils se sont adressés à des artistes, et leur ont demandé des modèles. Percier, Prud'hon et d'autres hommes d'un grand talent ont répondu à leur appel, mais ils ont composé leurs modèles, les uns d'inspiration, les autres suivant la théorie des arts, tous abstraitement et sans se rendre aucun compte des obligations imposées à l'industriel par la matière, les procédés de fabrication et la destination des objets : aussi sent-on un désaccord pénible, tantôt dans les ornements, qui s'adaptent mal, faute de pouvoir être pris dans la masse, se fondre du même jet ou se cuire du même feu, tantôt dans la forme, qui ne répond pas par ses proportions à la dureté de la malière, à son opacité, à sa transparence ou à son poids, toutes choses inaperçues pour le vulgaire, mais qui blessent l'homme de goût, parce qu'elles choquent autant son sens artiste que la violation de certains principes de délicatesse, qui ne sont pas une contravention aux règles de l'honneur, peut froisser le sens moral d'un honnête homme.

Si cette intervention des artistes ne fut pas alors pratiquement utile à l'industrie, elle devint très-gênante pour l'industriel, car il luttait avec tous, avec l'artiste qui invente le modèle, avec l'inventeur qui lui livre son procédé; si celui-là le traitait dédaigneusement, celui-ci ne lui accordait qu'une

confiance ombrageuse, limitée, et quand, à force de patience, de souplesse et de persuasion, il avait plié l'artiste aux besoins de son commerce, conduit l'inventeur aux conditions pra tiques de son industrie, s'il réussissait, l'artiste proclamait ses droits à toute la gloire, l'inventeur des procédés étalait ses titres à tout le mérite de l'exécution, et il ne restait à l'industriel qu'un vil profit contesté comme un vol, revendiqué comme une propriété légitime par l'artiste et l'inventeur.

On conçoit très-bien qu'avec de telles conditions l'industriel n'eût recours à cette intervention qu'à la dernière extrémité, accidentellement, et en faisant des vœux pour trouver de nouveau des artistes dans son industrie même. Malheureusement, faute d'éducation première, les ouvriers ne purent répondre à ces désirs bienveillants, et si quelques-uns, aveuglés par leur amour-propre, s'y sont risqués, la tentative n'a pas été heureuse. Ils étaient maîtres de tous les procédés, connaissaient parfaitement leurs outils et leur matière; mais n'ayant pas, dès l'enfance, assoupli les mains, épuré le goût, fait l'œil à toutes les délicatesses des proportions, de la grâce et du style, ils furent trompés par quelques dispositions naturelles, et ils ne purent dépasser la limite de la plus plate médiocrité.

Encore aujourd'hui, dans les fabriques de bijouterie, mais surtout dans ces innombrables ateliers d'ouvriers, dits en chambre, qui défrayent les boutiques de marchands bijoutiers, auxquels s'adresse la plus riche clientèle de Paris, de la province et de l'étranger, le graveur est l'homme dirigeant, le chef d'atelier. C'est presque toujours un simple ouvrier qui s'est formé dans l'apprentissage et qui, sans s'être 'nourri d'aucun principe sérieux de l'art, d'aucune étude suivie d'après les grands modèles, s'est poussé de l'avant par l'habileté de la main, le talent d'imitation et quelques instincts de bon goût. Ces graveurs sont à l'affût des tendances du public et vont, aussitôt que la mode prend une voie, chercher au cabinet des estampes, dans les mille modèles publiés depuis quatre siècles, ce qui s'associe à cette direction; ils copient, amalgament, modifient: le tour est fait, et il réussit.

que

Qu'attendre de cette production bâtarde, de ces imaginations vives et adroites l'étude eût élevées, non pas au rang des génies, mais au niveau des exigences du temps et des res sources de leur industrie? Rien, absolument rien; car je ne leur fais pas l'honneur d'appeler quelque chose cette fabrique infatigable d'œuvres insipides, qui séduisent au premier aspect et qui ne gardent pas la faveur plus de vingt-quatre heures, tant est vide la pensée et médiocre l'exécution. Esprit de petit journal, talent de caricaturiste, invention de bijoutier, tout cela se vaut pour l'importance et la durée, et se vaut si bien qu'à l'encontre de l'exercice avide et général des droits de la propriété industrielle, tout cela est abandonné à la merci du contrefacteur; l'auteur, étant toujours prêt à renouveler ce que la vogue changeante dédaignera demain, ne réclame pas une propriété que l'oubli de chaque jour rend illusoire.

Je pourrais passer en revue toutes les industries et signaler partout ce désaccord. Il a pour conséquence de laisser perdre les dispositions naturelles les meilleures, et d'arrêter dans les bas-fonds de la banalité ce qui a besoin d'inspirations épurées et de talents supérieurs pour s'élever hors des atteintes de la concurrence. Dans cette situation, on s'attriste autant de voir une exécution irréprochable accordée à un modèle médiocre, que de voir un dessin heureusement composé et qu'une exécution imparfaite ne fait pas assez valoir. L'Inde et tout l'Orient font souvent regretter que la perfection de la main-d'œuvre et le choix des matières ne soient pas en rapport avec la beauté de conception des dessins; notre industrie, au contraire, montre presque toujours une habileté de main remarquable et les matières les plus rares mises au service de compositions dépourvues de goût et de bon sens.

L'industrie a donc besoin de devenir artiste pour apprendre à ses ouvriers à se méfier des prétentions impuissantes, à se méfier aussi des engouements du talent de métier. J'ai vu de très-habiles ouvriers sculpter en bois, repousser en cuivre, ciseler dans le fer de détestables compositions dont ils étaient

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