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nez dessiné et à le rendre ensuite de mémoire : l'un n'est pas plus difficile que l'autre.

Il n'est pas besoin d'avoir de l'enfant une grande expérience pour connaître sa mobilité, son attention superficielle, ses observations aussitôt effacées que produites. Quel meilleur moyen avez-vous de fixer cette mobilité, si ce n'est de donner un contrôle à son observation? Le dessin de mémoire est le moniteur par excellence. Mieux que le professeur, mieux que la volonté la plus assidue, il détache de la copie servile, de l'exécution minutieuse, insignifiante, et il transporte dans la copie raisonnée, exécutée avec sentiment suivant le caractère de l'original. Quand un élève a copié pour copier, il reconnaît à peine son modèle si, après avoir terminé son dessin, il le retrouve inopinément sur son passage; toute sa pensée, toute sa réflexion, son intelligence artiste tout entière s'est renfermée dans sa copie, le modèle n'a rien été pour lui; et, comme cet expéditionnaire copiste, il pourrait dire : Je ne lis pas ce que je copie. Si, au contraire, en dessinant, l'élève est averti qu'il aura son modèle à copier de mémoire, ce n'est plus sa copie qui le préoccupe, c'est son modèle; il le regarde, non plus seulement pour le copier, mais pour le connaître, pour l'étudier, pour se familiariser avec les traits caractéristiques, la justesse des lignes et les détails. Ce dessin de mémoire, étendu à des objets extérieurs, à des sites particuliers, à des vues pittoresques, aux ornements de l'architecture, même aux meubles et aux ustensiles de la vie privée, devient une source de jouissance, parce que c'est une extension donnée à la faculté presque entièrement négligée de l'observation. On s'étonne soi-même de tout ce qu'on voit là où on ne saisissait rien, cela devient plus qu'une passion, c'est une habitude; on fait mieux que d'en rêver, on y songe tout éveillé; en un mot, on s'aperçoit que l'on sait voir, tandis qu'on se contentait de regarder; et bien voir, c'est bien juger.

Les objections contre le dessin de mémoire sont nombreuses, et elles ne sont justes qu'en frappant sur l'abus. On

à

dira: Vous empêchez l'enfant de s'attacher à rendre naïvement son modèle, quand vous le préoccupez de l'idée de le rendre de mémoire, c'est-à-dire de la nécessité d'en faire un peu près, sous un aspect superficiel. Il est évident que la double étude du modèle ne doit affaiblir aucune des deux, et que l'idée de dessiner de mémoire ne doit pas détourner de la scrupuleuse copie d'après nature; autrement l'un des deux exercices empiète sur l'autre. Vous acquérez de la main, des procédés de facture, des habitudes d'observation superficielle, de dessin de premier coup, et vous perdez cette faculté si essentielle de l'étude suivie, tenace, minutieuse, qui se satisfait difficilement, qui efface, revient et reprend. On le conçoit, tout dépend du maître qui dirige son élève. Ici il faudra stimuler l'observation en développant l'adresse; là, c'est, au contraire, contre l'adresse de la main qu'on luttera pour renforcer les facultés d'observation, car la pratique de l'art se compose de naïveté et d'habileté dans une juste pondération; au maître appartient de maintenir l'équilibre pour empêcher l'un de devenir un fa presto superficiel, un faiseur sans fond, pour empêcher l'autre de croupir dans une naïveté timide, impuissante et bête. Remarquons bien que nous ne formons pas des artistes; que le dessin n'est encore dans cet enseignement qu'une écriture figurée; que le but de cet exercice de la mémoire est de transporter le dessin dans une sphère pratique dont toute la vie se ressent. Je sais tel homme, habile à copier parfaitement les compositions les plus compliquées des maîtres, et qui ne sera pas capable de mettre sur pied un bonhomme, un chien courant après un lièvre, une charrette attelée de son cheval. David, sans modèle sous ses yeux, esquissait misérablement, et son élève Guérin disait, en voyant Delécluze faire facilement de légers croquis : « Pour un million, je n'en ferais pas de pareils. »

Cette faculté de rendre ce qu'on a vu par le dessin, comme celle d'exprimer une réflexion longtemps mûrie dans le cerveau par le style, semble très à tort réservée aux artistes de profession et aux gens de lettres, dont c'est l'état.

On apprend dans les classes à écrire des narrations; nous enseignerons à ces mêmes enfants à dessiner des compositions : dans l'un et l'autre exercice ce seront d'abord des réminiscences, plus tard cela deviendra de l'originalité.

La composition est le dessin de mémoire d'après nature. De même que vous conduisez l'enfant au musée, ou dans la campagne, pour étudier les maîtres et les sites, avec l'intention de les dessiner de mémoire, de même vous le conduirez au milieu des champs et des bois, au marché aux chevaux et dans une forge, pour lui montrer la nature en action et l'aider à former avec sa mémoire une composition. Dans la campagne, vous vous ferez suivre d'un modèle qui se placera dans le paysage pour l'animer, en mettant des manteaux de diverses couleurs qui expliquent à l'élève certains jeux de lumière, certains contrastes de couleurs; dans la forge, vous arrêterez l'ouvrier dans les poses que l'élève aura choisies comme les plus nobles, parce qu'elles étaient en même temps les mieux appropriées à la rude besogne du forgeron. Combien de ressources encore dans cette étude et qu'il est inutile de détailler! Je dirai seulement qu'il n'y a pas d'inconvénients dans cette manière d'enseigner, d'inconvénients du moins que ne compensent largement de précieux avantages. Je viens résolûment au devant de l'objection banale que je prévois. Vous allez faire de tous ces campagnards des artistes, et de ces enfants des barbouilleurs de bonshommes qu'il sera impossible de maintenir devant un modèle pour l'étudier sérieusement. Ces objections avaient leur valeur dans d'autres temps, au milieu d'un courant d'idées différent, quand le progrès des arts n'avait pas encore transformé la génération; aujourd'hui, les jeunes gens capables de faire un dessin de mémoire d'après une scène prise dans la nature, capables d'en retenir dans la pensée l'ordonnance, le mouvement, l'effet et la couleur, ces jeunes gens sont capables aussi de comprendre la nécessité de l'étude d'après les grands modèles, la nécessité de serrer de près et de rendre ces modèles dans leur sévérité.

LE CHOIX DES MODÈLES EST LE NERF DE L'ENSEIGNEMENT DES ARTS; L'ÉTAT DOIT FOURNIR LES MEILLEURS MODÈLES DE DESSIN AU PLUS BAS PRIX POSSIBLE.

Dans l'éducation morale, les meilleurs préceptes restent sans influence quand ils ne sont pas appuyés sur les bons exemples, quand ils sont contrariés par les mauvais. Il en cst de même dans l'éducation artiste. Vous professez dans le vague, vos paroles s'envolent avec le vent, quand vous ne soutenez pas vos démonstrations par la production faite à propos et par la présence continuelle des plus beaux modèles; bien plus, sans cette intervention, les plus amers mécomptes vous menacent. Votre auditoire est attentif, vos élèves vous ont écouté avec un intérêt soutenu, vous croyez les avoir mis dans la meilleure voie; mais bientôt, comme la poule qui s'effraye en voyant les petits canards couvés par elle se précipiter dans l'élément qu'elle redoute, vous vous apercevez que cette jeunesse, maintenue par votre enseignement sous l'aile de l'antiquité et de la belle nature, se laisse entraîner par les grâces affectées ou mondaines des Watteau, Boucher, Gavarni et autres séducteurs.

Quand on ne compâtit pas aux penchants de la jeunesse, quand on s'y oppose, quand on prétend aller en sens contraire, la jeunesse vous quitte et suit sa pente naturelle; ayez l'air de marcher avec elle, elle va avec vous, et la voie que vous lui tracez, mais qu'elle croit avoir choisie, lui plaît, elle ne la quitte plus. Ainsi, quand un enfant a le goût de la lecture et se plaît aux romans, faites-lui un choix des romans les meilleurs; si vous lui imposez de bons livres ennuyeux, il s'en procurera de mauvais qui l'amusent. Dans l'étude de l'art, mettez sous les yeux de l'élève ce qu'il y a de plus beau et de plus gracieux dans la nature, exprimé par ses plus habiles interprètes; faites-lui de ces modèles un entourage et comme une atmosphère, et soyez tranquille sur ses goûts à venir. Comme le noble enfant que les idées religieuses et les sentiments d'honneur ont toujours entouré ne ment pas à ses

devoirs de gentilhomme, ainsi l'élève ne trahira aucun mauvais instinct, quand on n'aura encouragé en lui que de bonnes tendances.

Ce qui domine dans le choix des modèles de l'école, c'est la fixité des principes qui tient en vue et comme hors de toute atteinte un art idéal; cette fixité peut bien ne rien exclure, mais à la condition de tout classer. Elle placera en tête les grands modèles de l'art grec, comme un type éternel, et, à côté, ces autres grands modèles de la Renaissance qui s'y rattachent par les mêmes conditions d'élévation du sentiment et de distinction du style; elle ne prendra jamais l'œuvre entière d'un maître, fût-il le plus sublime, parce que tous ont eu leurs défaillances et leurs écarts; mais, guidée par ce type unique d'un idéal supérieur, elle choisira dans chaque œuvre, dans toutes les écoles, comme à toutes les époques, ce qui marque par un égal amour de la nature et du beau dans ses conditions de naïveté primitive et de haute distinction. Pas d'éclectisme, pas d'exclusion systématique, un triage.fait avec l'aide d'une disposition bienveillante et admirative, mais d'après les règles rigoureuses de la distinction, de la noblesse et de l'élégance. C'est assez dire qu'on exclut ainsi toutes les vulgarités, qu'elles viennent d'une trop grande facilité de main ou d'une trop grande facilité de goût.

J'ai proposé une seule et même méthode pour l'enseignement du dessin à ses divers degrés; je propose également de faire servir les mêmes modèles à tous les élèves, depuis l'asile de l'enfance jusqu'à l'école des beaux-arts, qui donne les prix de Rome. Il n'y a qu'un art, qu'une méthode pour l'enseigner, qu'un idéal de beauté pour le comprendre. Dieu a-t-il donc créé autant de natures diverses que de différents degrés d'intelligence? Offre-t-il aux citadins de plus beaux arbres qu'aux campagnards, aux enfants d'autres fleurs qu'aux hommes? N'a-t-il pas, au contraire, donné aux gens de la campagne plus d'occasions de voir les beautés de la nature, et aux jeunes gens une imagination plus vive pour les mieux comprendre, comme s'il eût voulu compenser par plus de bienveillance les

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