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et des oreilles en même temps et avec autant d'application qu'il griffonne des M, des P et des Z, il arriverait du même coup à écrire et à dessiner sa pensée. Il en sera ainsi doré« navant si l'enseignement donne à l'enfant cette double puis..sance intellectuelle et communicative1. »

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Cette manière d'envisager le dessin et son étude acquiert chaque jour dans mon esprit plus de consistance, et une organisation de l'enseignement conforme à ce système me semble contenir en soi la solution la meilleure de cette grande difficulté de l'élévation des arts par l'extension indéfinie de leur culture. Si c'était une innovation dans les habitudes de l'humanité, j'hésiterais à en proposer l'application, je douterais de son succès; mais c'est vieux comme le monde. 400 ans avant Jésus-Christ, Pamphile, le plus fameux peintre de Sicyone2, avait fait admettre pour règle, et même comme loi obligatoire, que tous les enfants apprendraient à dessiner avant d'écrire, avant d'entreprendre aucune autre étude; et la génération formée par cet excellent système donna à la Grèce plus d'artistes que d'écrivains, lui donna surtout ce public délicat qui fut le juge compétent d'Ictinus, de Phidias et d'Apelle.

Le dessin n'est pas un art, disons-le tout d'abord et bien haut, pour qu'on ne le repousse pas comme une superfluité du luxe réservée aux gens oisifs, ou comme une étude spéciale du ressort de l'artiste. Le dessin est un genre d'écriture, et avant peu chacun aura un bon ou un mauvais dessin, comme on a une bonne ou une mauvaise écriture; mais il sera honteux de ne pas dessiner, on en rougira, comme aujourd'hui on rougit de ne savoir pas écrire; et de même

De l'organisation des bibliothèques dans Paris, 8' lettre, in-8°, pag. 51. Paris, avril 1845.

Pline, lib. xxxv. « Et hujus auctoritate effectum est Sicyone primum, « deinde et in tota Græcia, ut pueri ingenui omnia ante graphicen, hoc est picturam in buxo docerentur, recipereturque ars ea in primum gradum liberalium. (Voyez plus haut, page 13, l'historique des arts chez les Grecs.)

qu'écrire, c'est-à-dire tracer sur papier sa pensée avec l'encre qui découle de sa plume, ne constitue pas le talent d'écrire, c'est-à-dire d'avoir une pensée élevée ou profonde, exprimée dans un style précis ou coloré, de même aussi dessiner tout ce qu'on voit, tout ce qu'on a vu, ne saurait constituer le talent de l'artiste, ni autoriser les prétentions qui en découlent. On tenait en honneur autrefois un homme qui lisait et écrivait correctement, une place lui était réservée; bientôt, pour être remplaçant dans l'armée, homme de peine dans la vie civile, il faudra savoir lire, écrire et dessiner.

Remarquons bien que le dessin est un langage qu'aucune description parlée ou écrite ne remplace, car l'intelligence qui comprend un dessin est non-seulement ordinaire, mais elle est aussi arrêtée dans les limites justes de la vérité, tandis qu'il dépend de l'intelligence de l'auditeur d'interpréter une description suivant la lenteur ou la rapidité, la pauvreté ou la richesse de son imagination; et cela est si vrai, que celui qui décrit s'efforce par ses gestes en parlant, comme par ses comparaisons en écrivant, de fixer, de borner à des limites raisonnables l'imagination de son auditeur. Avec un léger, un furtif dessin, il précisera complétement sa pensée, il abrégera sa description, avantage précieux pour ses auditeurs, pour ses lecteurs et pour lui-même.

L'écriture est une partie du dessin; l'enseigner seule a été l'erreur. Il y a différents genres d'écriture: on connaît l'anglaise, la bâtarde, la gothique, on aura dorénavant l'écriture figurée, c'est le dessin. Apprendre aux enfants les proportions des choses par l'habitude de figurer les objets naturels, c'est se rapprocher de leurs instincts imitatifs; les conduire en même temps à faire des lettres, c'est leur faciliter l'imitation de ces figures conventionnelles qui composent l'écriture. Ainsi l'enfant qui aura reproduit avec plaisir et facilité cette fleur, parce que c'est pour lui un objet familier, plaisant, séducteur, passera facilement de ce dessin à l'imitation d'un P, qui, malgré son étrangeté, son insignifiance, répond à des idées naturelles par un même rapport de justes proportions

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qui font, comme dans la fleur, dans l'œil ou dans l'oreille, l'élégance de la forme; mais astreindre l'enfant tout d'abord, et sans une préparation préalable de son jugement, sans aucun exercice préparatoire de sa main, à reproduire mécaniquement des figures qui ne se rattachent à aucune de ses idées, à aucune des formes qu'il a d'habitude sous les yeux, c'est prendre le raisonnement à rebours, l'étude à l'envers, c'est dégoûter l'enfant et l'abrutir. Aussi, qu'est-ce que l'écriture pour l'enfance, sinon un long supplice, dont on peut suivre la marche sur la trace de ses pleurs? Tout au contraire, si le dessin, cette étude attrayante, a précédé l'écriture, celle-ci vient s'y mêler comme sa compagne, comme une sœur plus âgée, plus sévère, et l'enfant passe de l'une à l'autre en fortifiant l'une par l'autre. L'enseignement de l'écriture seule est un ennui, une fatigue, un dégoût pour l'enfant; l'enseignement du dessin, à titre de hors-d'œuvre, une fois et deux fois par semaine, est une perte de temps, puisque c'est un temps employé sans résultat possible; mais le dessin et l'écriture, enseignés simultanément et confondus ensemble, s'allégent en alternant, se soutiennent en s'appuyant, et font faire des progrès chacun au profit de l'autre.

Les rapports de l'écriture et du dessin ne sont devenus mystérieux qu'avec le temps; ils étaient manifestes dans l'antiquité. Dans son état primitif, toute écriture a été figurée et s'est transformée conventionnellement en devenant cursive pour les besoins. Les hiéroglyphes des Égyptiens se servent de l'homme, décomposent son corps et emploient chacun de ses membres pour figurer une idée; plus tard, transformant cette écriture pittoresque en caractères hiératiques, ils réduisent chaque figure à ses éléments principaux et à ses rudiments; enfin, passant au démotique, qui est l'écriture cursive, ils se contentent d'une abstraction, d'un diminutif conventionnel, mais qu'il n'est pas impossible d'amplifier et de ramener à son origine figurée. Les nations qui sont venues ensuite dans l'ordre de la civilisation ont adopté immédiatement des caractères de convention, qui conservent encore, de leur principe d'imitation des œuvres

de Dieu, certaines proportions naturelles et humaines qui en font la beauté, tellement que vous pouvez juger du degré de civilisation de tous les peuples par la pureté, la grâce, la justesse et l'équilibre des caractères de leurs inscriptions. Les savants qui ont étudié l'épigraphie n'hésiteront pas à rattacher aux plus grandes époques de l'art les plus belles inscriptions; leur régularité harmonieuse, leur allure noble et dégagée, en font une date certaine et aussi l'indication d'un foyer actif de l'art. Nîmes, qui n'était comparable à Rome ni par sa grandeur ni par son importance, l'égale par la beauté de ses inscriptions, qui lui venait des principes de pureté de l'art qu'elle avait reçu des Grecs et conservé sous la domination romaine. Chez les Orientaux, les inscriptions associées à l'ornementation générale de l'architecture ont concouru à son embellissement, et ce système ingénieux, fécond, a été adopté à la suite de nos croisades par l'art entier de notre moyen âge, dit art gothique. Banderoles gracieuses, enroulements sans fin, combinaisons ingénieuses, balustrades à jour, partout l'inscription se fait dessin ou le dessin devient inscription, dans une fusion habile, harmonieuse et insensible.

Encore aujourd'hui, où nous sommes loin de ces heureuses traditions, auxquelles cependant nous tendons de nouveau, auxquelles nous reviendrons, ces rapports du dessin et de l'écriture se retrouvent, quoiqu'avec moins d'évidence. Nos artistes ont tous une belle main, et ils luttent, pour ainsi dire, contre des dispositions de calligraphes dont ils craignent le ridicule; un élève fort en écriture sera le premier dans la classe de dessin, et il en sera de même pour celui qui dessine bien, quand il s'agira d'écrire. J'ai consulté nos principaux graveurs en lettres: tous m'ont dit que les apprentis qui suivaient les cours des écoles de dessin avaient une avance de moitié sur les autres pour bien mener leur burin, assouplir leur main, former leur goût aux proportions et aux rapports que les lettres doivent conserver, soit entre elles, soit dans l'espace qu'elles occupent.

Dessiner, écrire, seront donc une même étude, et quand

chacun pourra plus facilement et plus vite peindre les objets qu'écrire leur description, l'écriture redeviendra pittoresque et commune à toutes les nations; ce ne sera pas encore la langue universelle que sollicite le présent, que nous réserve l'avenir, mais c'est un acheminement vers elle, son premier rudiment et le germe qui la contient.

Si l'enseignement du dessin, dans les écoles primaires et secondaires, devait être un obstacle, ou seulement une en. trave à l'ensemble de l'éducation, je ne crois pas que l'intérêt de l'industrie et des arts prévalût contre cette grave objection; mais quoi de plus propre à développer l'intelligence et ce qu'il y a de plus noble en elle, le goût, quel allié plus attrayant, quel appât plus innocent que le culte des arts pour élever l'esprit de la jeunesse à la compréhension du beau, du vrai et du bien, ces trois essences de la morale ? Le dessin, et les idées qu'il fait naître dans les jeunes esprits, soit pour mieux comprendre la nature, soit pour apprécier, presque sans en avoir la conscience, les beautés des œuvres de l'homme, doivent fournir au professeur, au simple maître d'école luimême, des inspirations morales d'un ordre élevé que n'éveilleraient jamais les redites quotidiennes de la routine pédagogique.

Rien autant que l'étude du dessin, surtout cette étude suivie dans le jeune âge, n'habitue l'esprit à se reposer sur les objets et l'observation à s'y arrêter, de manière à fixer dans la mémoire leurs formes générales et leurs particularités. Ce don d'observation exercé, développé, est dans la vie la source de mille jouissances qui échappent aux autres hommes. De même que celui qui comprend parfaitement une langue étrangère, assistant à une tragédie, entend plus que des sons, comprend le sens, saisit les mérites de la versification, est transporté par les beautés particulières à l'idiome, de même aussi l'artiste voit dans la nature mille beautés qui l'enthousiasment, et devant lesquelles reste froid le spectateur dépourvu des notions de l'art.

Le dessin, enseigné dès l'enfance, ne crée pas et ne doit

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