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de musique nationale, tandis que vous êtes assourdis par nos opéras-comiques, et pas toujours par les meilleurs, vous entendez sortir de toutes les bouches cet axiome: la France est le pays le moins musical du monde, celui où on chante le plus faux. Bizarrerie inexpliquée! On nous pille et on nous insulte; on se prétend plus riche que nous et on nous emprunte.

Et cependant, une contradiction aussi manifeste ne repose ni sur une erreur d'ignorance ni sur une injustice de rivalité; elle a son fondement dans la vérité. En France, l'instinct musical est très-vif. Comme ces harpes éoliennes que le plus simple zéphyr fait vibrer, ainsi notre nation s'enthousiasme et s'enflamme à certaines mélodies. L'opéra de la Muette n'a pas été étranger à la révolution de 1830, et M. Delessert, étant préfet de police, disait à M. Seveste, l'entrepreneur des théâtres de la banlieue : « Vous ne jouerez pas les Girondins; « savez-vous pourquoi? C'est que si nous avons une nouvelle « révolution, elle se fera sur l'air des Girondins. » C'est en effet la seule variation que se permettent nos révolutionnaires; ils changent d'air, mais c'est toujours aux accents d'un chant populaire, la Marseillaise ou les Girondins, qu'ils enlèvent le peuple et le conduisent à l'assaut du trône et des plus libérales institutions. La France a des compositeurs estimés des plus difficiles amateurs de musique de tous les pays; elle a des violons, des flûtes, des cors qui n'ont pas leurs égaux dans le monde; elle possède un excellent enseignement supérieur, et son industrie d'instruments de musique est sans rivale; mais elle n'est pas organisée, constituée musicalement.

Y a-t-il intérêt à empêcher le peuple de chanter faux, nos jeunes étudiants de hurler leurs chansons à l'unisson, et nos chantres d'église de rendre insupportable l'accomplissement des devoirs religieux? Oui, sans doute, et par plusieurs raisons. Je placerai en première ligne l'influence heureuse de la musique comme principe de civilisation, comme adoucissement des mœurs, comme passe-temps facile offert à nos plus pauvres hameaux. La lyre d'Amphion qui adoucissait les ins

tincts féroces des animaux sauvages, la trompette sainte qui renversait les murailles de Jéricho, sont des emblèmes du pouvoir civilisateur et pacifique de la musique; elle calme les passions, elle détruit les engins de la guerre. Je concevrais l'indifférence, la répugnance même, si l'on demandait en faveur de la musique, et au profit des arts en général, de conduire le peuple au cabaret, à l'ivresse et aux désordres qui en sont la suite; avec raison vous répondriez que ni la musique, ni tous les arts réunis, ne compenseraient ce mal; mais on vous offre, au contraire, un moyen de guérir cette plaie en donnant au peuple la plus douce et la moins coûteuse des distractions. Je rangerai ensuite les ressources d'étude, les modes de contrôle donnés aux intelligences d'élite qui sommeillent, aux chanteurs qui s'ignorent en effet, que d'inspirations musicales étouffées faute de pouvoir se produire! que de belles voix éclosent et meurent ignorées, comme ces fleurs dont le parfum et l'éclat se perdent dans les ravins des montagnes ! Enfin, et avant tout, je placerai l'avantage immense, l'utilité incontestable de former un public intelligent, un auditoire éclairé et sévère pour toute création musicale.

La nation française est-elle impropre à la musique? Les grands compositeurs, les habiles exécutants qu'elle a donnés au monde, prouvent assez son inépuisable fécondité. La langue française est-elle rebelle au chant? Gluck a prouvé le contraire en composant la musique d'Iphigénie. Sommes-nous indifférents à cet art? Tout ce qu'on entend de chants et de musique à l'église, au théâtre, dans les fêtes, dans les promenades de la capitale et des villes de province, montre pertinemment que nous n'y portons qu'un trop vif intérêt. Non, la France n'est pas disgraciée.

Dieu a réparti le sens de la musique comme l'instinct de tous les autres arts, uniformément, à dose égale et à tous les peuples, suivant le développement de leur intelligence. Les institutions sages, les encouragements généreux et sensés, ont fait le reste. Aussi chaque pays a-t-il eu ses renaissances musicales, ses gé nies créateurs et ses exécutants habiles, suivant qu'un prince

éclairé ou un gouvernement intelligent a su créer et maintenir une forte éducation musicale.

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Au xe siècle, tout l'indique, nous étions le peuple le plus musicien de la terre chants du clergé, chants des poètes, musique d'église, musique de la rue, tout était harmonie; la prière, la poésie, la gaîté populaire, l'histoire même, tout était chanté. Les Pays-Bas recueillirent au xv° siècle, sous l'influence des ducs de Bourgogne, et développèrent, en même temps que les autres arts, leurs dispositions musicales; l'Italie, vers la même époque, s'inondait d'harmonie; l'Allemagne était encore ignorée au monde sous ce rapport et ne se connaissait pas elle-même. Luther réveilla ses sens endormis. Le réformateur était poëte et musicien le poëte composa les cantiques de l'Église et chanta l'heureuse et douce influence de la musique; le musicien composa les airs de ses cantiques, et Ein'feste Burg ist unser Gott élèvera toujours les âmes à Dieu. Toute l'Allemagne se passionna pour la poésic et la musique du Cygne d'Eisleben; toute l'Allemagne crut longtemps et croit encore faire quelque chose qui lui plaît en chantant à l'église, en chantant sur la voie publique. Les petits enfants, les fils mêmes des gens aisés, s'en vont par bandes dans les rues, et de leurs voix éclatantes font retentir les cantiques du réformateur; on leur jette quelques monnaies en souvenir de Luther, qui prenait part à cet exercice musical de l'enfance et qui en recommanda le maintien. De là cette grande popularité de la musique, cette éducation musicale qui commence au berceau, se suit dans les écoles à tous les degrés et traverse la vie. En France, quand on chante dans un cabaret, toute l'assistance se met à l'unisson, et l'on hurle; la police intervient, et l'on fait silence. En Allemagne, dans les immenses salles enfumées où l'on boit la bière, quelques personnes qui ont plus de goût, plus de talent que les autres, entonnent en partie une mélodie populaire; l'assistance écoute avec recueillement, chante les refrains, forme des chœurs, et d'une assemblée incohérente fait un concert harmonieux. C'est qu'il faut pour le développement de tout art et pour le renou

vellement musical d'un peuple les passions religieuses, guerrières ou politiques : les cantiques de Dieu ou la Marseillaise.

Tandis que l'éducation publique et privée, assistée du sentiment religieux, jetait ainsi sur toute l'Allemagne comme un vaste réseau musical, la France laissait endormir ses plus précieuses qualités. Son gouvernement avait à choisir entre les gens du monde, qui ont à leur disposition tous les moyens de satisfaire leurs fantaisies musicales, et le peuple, qui n'a pour lui qu'un sentiment mélodieux, inné, profond, attaché à des chansonnettes traditionnelles, et il a pris sous sa protection l'homme du monde, dépourvu de cette véritable inspiration que souffle la naïveté, flottant au gré du caprice et demandant chaque année de nouvelle musique avec de nouvelles modes. C'était le contraire qu'il fallait faire : comme dans tous les arts, ne voir que le sommet et la base avec la conviction que le reste s'aligne. 1° Donner à l'art musical l'enseignement sérieux et les principes immuables d'où se dégage, comme un gaz éthéré, l'inspiration du ciel; protéger cette inspiration contre les séductions de la mode et de la spéculation, en les entourant de toutes les faveurs qui donnent les loisirs productifs et permettent de dédaigner les succès faciles; 2° former le goût musical du peuple à l'école primaire et dans la fête du hameau; cela fait, laisser voguer à l'aventure la barque légère de la mode montée par les dilettanti, ces partisans de toutes les écoles, qui ont oublié d'aller à la bonne, à celle où l'on apprend à sentir, à écouter, à comprendre.

Les maîtrises des cathédrales avaient formé comme l'arrière-garde dans la déroute musicale de la France; elles restèrent les dernières à leur poste et constituaient encore, au moment de la révolution de 89, d'excellentes écoles de chant à Paris et dans tous les grands centres provinciaux. Lesueur entra comme enfant de chœur dans la maîtrise de la cathédrale d'Amiens, et il y devint maître de chapelle. Gossec et Méhul étudièrent dans ces mêmes maîtrises. On y était admis après un concours sérieux, et l'illustre Lesueur, dont je viens

de parler, pour obtenir la maîtrise de Notre-Dame de Paris, eut à lutter contre quarante-six concurrents.

La révolution ruina entièrement cette vieille et populaire organisation. Napoléon montra son intérêt pour l'art musical à ses sommités en rétablissant une chapelle, en subventionnant les théâtres lyriques, en développant l'organisation du Conservatoire; mais il ne se préoccupa en aucune façon de l'enseignement populaire de la musique, et c'était peut-être par là qu'il aurait dû commencer. En 1815, la musique s'introduisit dans l'éducation du peuple comme un accompagnement de l'enseignement mutuel et de la gymnastique. J'ai déjà dit que la Restauration avait eu la maladresse de laisser l'opposition se faire de l'éducation du peuple une machine de guerre et un moyen de popularité. Nous chantions contre les Bourbons avec nos moniteurs et dans les exercices gymnastiques, sous la direction du bonhomme Amoros, qui croyait avoir découvert que le corps, comme l'esprit, trouve du repos dans la variété des travaux. A la faveur de ces dispositions frondeuses, il y eut à cette époque un véritable élan en faveur de la musique populaire et des efforts intelligents pour l'introduire dans l'éducation. Alexandre Choron se signala un des premiers. Il avait une organisation harmonique admirable, un grand dévouement à son art de prédilection et un don particulier de propagande sympathique. Il imagina une méthode à la portée du plus grand nombre et ouvrit son école; Massimino en créa une autre, que le Gouvernement appuya et qui eut du succès; enfin Wilhem, avec une persévérance d'apôtre, mit en pratique la sienne, la plus simple, la mieux adaptée à un enseignement populaire, et qui, de son modeste logement, passa d'abord dans quelques petites pensions d'enfants, puis dans l'école communale de l'ile Saint-Louis, en 1818; devint, avec l'assistance de la préfecture de la Seine, l'école normale élémentaire de Saint-Jean-de-Beauvais, puis, en 1826, l'enseignement officiel dans toutes les écoles élémen taires de Paris, et enfin, en octobre 1833, acquit son dernier développement dans l'orphéon, qui est la résultante du pro

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