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rables à la stabilité : dans les modes des costumes, la richesse d'étoffes cossues et solides qui se transmettaient de père en fils; dans le goût des bijoux et de l'orfévrerie, les modèles conservés dans le trésor de chaque famille; dans les meubles, leur mérite comme objets d'art, et l'habitude de les voir depuis l'enfance occuper la même place; en tout, un sentiment de calme et de repos qui appartient aux classes élevées lorsqu'elles peuvent croire encore leur position inébranlable, et qui tient à un attachement respectueux aux souvenirs des ancêtres.

Au moyen âge, en dehors de ce public d'élite, se remuait une foule, simple spectatrice, curieuse de tout éclat et courant admirer et applaudir les chefs-d'œuvre, mais exclue de toute influence sur les arts. Elle se préparait, il est vrai, par une grande aisance et une meilleure éducation, à prendre sa part du luxe, s'initiant au bon goût en suivant dans l'église les cérémonies resplendissantes du clergé, dans les rues les magnifiques entrées royales, et sur les places les tournois et les fêtes de la noblesse, ces jeux olympiques du moyen âge; elle jouera son rôle plus tard, jusqu'à ce qu'elle domine en souveraine comme de nos jours: mais alors, heureusement pour l'art, elle n'avait pas voix au chapitre.

Si j'ai été clair dans cette rapide exposition, on a dû comprendre que l'art, à l'époque de cette grande renaissance du XIIe siècle, puisait sa vie dans la nécessité de se plier à une destination, soit dans l'ornementation comme complément de l'architecture, soit dans une multitude d'applications industrielles. Du chantier de construction, de l'atelier des orfèvres sortirent tous les grands artistes en tous genres, car là se concentraient les plus riches, les plus nobles créations de l'art. En disposant un autel et ses retables, en dessinant un reliquaire ou une châsse, en modelant les cires qui peuplaient d'un monde de figures ces grandes compositions d'orfévrerie, destinées aux dressoirs et aux tables des princes, on essayait ses forces, on devinait soi-même ses propres tendances, on marquait sa voie, et, comme Brunelleschi, Albert Durer et tant

d'autres, on devenait architecte, peintre ou sculpteur, souvent tout cela à la fois : ainsi se formaient des artistes hors ligne qui, tout en planant désormais au-dessus des nécessités du métier, conservaient de cette éducation première l'habitude d'appliquer leur art et de le plier à toutes les conditions de l'industrie. Aussi, dans ce temps, point de distinction entre l'art et l'industrie, entre l'artiste et l'artisan, les termes de métiers et d'ouvriers s'appliquaient indifféremment aux uns et aux autres. Lorsque tous les corps de métier allèrent, en 1260, faire enregistrer leurs statuts, c'est-à-dire des règlements qu'ils s'étaient dictés à eux-mêmes, mais que personne ne leur avait imposés, et qui prenaient désormais un caractère légal, il ne fut pas question d'art. Les orfèvres, les imagers, les peintres, les huchers, etc., se partagèrent toutes les spécialités de travaux par lesquels l'homme parvient à rendre sa pensée et à exprimer ses sentiments, à montrer son goût pour l'élégance, quelles que soient d'ailleurs les matières qu'il a sous la main. Mais, dès 1303, on revient sur cette heureuse fusion, et, comme il était difficile de fixer des limites dans des productions qui toutes découlaient de l'art et avaient en même temps une utilité usuelle et immédiate, on choisit pour ligne de démarcation la destination des objets : ce qui est pour l'église et pour le roi est de l'art, disait-on; le reste appartient au métier et subit ses charges, impôts et prestations.

S'il y eut un changement dans cette excellente manière d'envisager la mission des artistes, si la scission se fit entre l'art et l'industrie, il faut en faire remonter la cause jusqu'au trône. Nos rois sont les coupables; séduits par les grands talents de quelques hommes hors ligne, ils les attirèrent près d'eux, leur donnèrent des titres et des charges de cour, et, sans le vouloir, en firent des gens à part qui, ne relevant plus de la corporation, parce qu'ils consacraient leur art au service du roi, auraient pu se croire d'une essence particulière et d'un rang supérieur. Quand, en France, il s'agit des actes de la royauté, on ne doit jamais omettre l'influence de l'aristocratie; dans leur action sur les arts, nos rois ont toujours

XXX' JURY.

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eu quelques grands seigneurs pour auxiliaires. Je ne les cite pas, l'espace me manque pour pénétrer dans le détail; mais chacun connaît ces beaux noms, et on étendra en ce sens mes observations. De la part de la royauté comme de l'aristocratie, l'innovation qui retirait de la corporation les membres les plus éminents, qui les affranchissait de ses charges et leur faisait une position à part en les élevant au-dessus de leurs collègues, cette innovation, qui porte en germe la détestable distinction entre l'artiste et l'ouvrier, se réduisit dans l'origine à la nomination d'un architecte, maître des œuvres, d'un peintre, peintre en titre d'office : l'intention de bouleverser les usages reçus était si éloignée de la pensée de nos princes qu'ils attachaient à leur personne, et aux mêmes titres, les brodeurs, orfèvres et armuriers, chargeant ces artistes et ces ouvriers, ou bien ces gens de métiers, comme on les appelait encore indistinctement, de tous les travaux, depuis les plus distingués jusqu'aux plus ordinaires, depuis la décoration de leurs palais jusqu'à la confection de leurs vêtements et des ustensiles les plus vulgaires de la vie privée.

A la fin du xve siècle, ces idées prévalaient encore en Europe, et nulle part, ni à la cour de France, de toutes la plus brillante, ni à la cour des ducs de Bourgogne, qui éclipsa pendant quelques années par son faste le luxe royal, ni dans les grandes familles princières et aristocratiques qui formaient aussi des cours, nous ne trouvons trace d'un changement sensible dans la manière de voir, à cet égard, du public et des artistes eux-mêmes. L'activité humaine était encore considérée comme un grand ensemble, dans lequel le talent seul établissait des rangs. Était-on clerc sans imagination, on gagnait sa vie au métier de copiste; avait-on reçu du ciel ou conquis par la ténacité du travail la faculté créatrice, on composait des œuvres poétiques, et si l'on était distingué par un souverain, grand ou petit, qui vous gratifiait de sa familiarité et de quelques faveurs pécuniaires, on jouissait de ces avantages tout en restant un simple clerc. Était-on tailleur d'images ou peintre, on sculptait le bois comme un manœuvre, on pro

menait sa brosse sur les murs comme le dernier de ses apprentis, et si, remarqué par le souverain ou par quelque grand personnage, on était attaché à leur personne, l'élévation de ce rang, l'agrément de ces avantages, ne vous portaient pas à vous croire un autre homme qu'un hucher ou qu'un peintre d'images. Il y avait donc la jouissance très-complète d'une position matérielle meilleure, il y avait aussi le sentiment d'un talent supérieur qui vous plaçait moralement à la tête de votre corporation, de votre classe; mais l'idée d'un art et d'une industrie distincts, d'un art élevé et d'une basse industrie, d'un art qui anoblit l'homme et d'unc industrie qui le dégrade, n'était venue à personne dans tout ce moyen âge, pas plus qu'elle n'avait eu cours dans toute l'antiquité; on s'échelonnait sans se scinder; on se mesurait, on ne se classait pas.

Plusieurs causes contribuaient à écarter les prétentions et à maintenir une heureuse harmonie. Je ferai ressortir comme caractéristiques de l'époque la classification abstraite des arts, les qualifications des artistes, leur organisation. Les vastes conceptions encyclopédiques du moyen âge admettent des arts libéraux : ce sont les lettres, les arts et les sciences, qui découlent d'une source unique, la philosophie. Lorsqu'à partir du xi siècle on les figura sur les monuments, soit au nombre de sept, soit au nombre de dix, la philosophie marchait en tête. L'architecture n'avait pas de place; elle était comprise dans l'un de ses éléments sous le nom de géométrie, car, dit Christine de Pisan, en appelant le roi Charles V un sage artiste, de géométrie qui est l'art et science des mesures et ecquerres, compas et lignes, s'entendoit souffisamment et bien le monstroit en devisant de ses édifices. L'architecture exclue, la sculpture, la peinture, tous les arts graphiques et manuels se résumaient dans la peinture; ils étaient personnifiés par un homme qui, d'un style solide, traçait vigoureusement son dessin sur une pierre; tous les arts étaient représentés par des femmes, la peinture seule avait la figure d'un homme. Est-ce parce qu'alors l'art était une rude besogne, et qu'il s'y fallait adonner

de la tête et des mains? Je ne sais, mais je n'ai voulu faire ressortir que cette fusion des arts libéraux tous ensemble. Les qualifications devaient avoir une influence pratique plus grande. J'ai montré déjà dans mon glossaire que le mot artiste, dans son acception actuelle, est tellement moderne, qu'il ne prit pas place dans la première édition du Dictionnaire de la l'Académie. Le mot latin artista se traduisait par maître ès arts, et il a été employé souvent, ainsi que le fait Christine de Pisan, pour marquer la supériorité intellectuelle d'un homme; mais cela n'a aucun rapport avec le mot qui marque aujourd'hui une classe d'hommes et les occupations spéciales de l'architecture, peinture, sculpture et musique. Pendant tout le moyen âge, et assez avant dans le xvIe siècle, métier et art avaient une seule et même qualification, excellente fusion et qui s'est conservée de nos jours dans le mot peintre, qu'on escorte des mots d'histoire, de genre, de portrait, pour le distinguer du peintre de décors, de carrosses et de bâtiment, qui, lui aussi, n'en reste pas moins un peintre. Eh bien! au moyen âge, le cementarius ou le maçon désignait l'ouvrier en constructions à tous les rangs, et aussi l'architecte, souvent un très-gros monsieur. Ainsi, dans une charte de 1251, Gautier de Saint-Hilaire, architecte de la cathédrale de Rouen, est qualifié de cementarius, magister operis; rien de plus facile que de trouver des exemples plus anciens, mais j'en citerai de plus modernes pour montrer combien longtemps cette fusion se maintint. En 1368, Charles V assigne un payement à Jean Perrier, maçon et maître de l'œuvre de l'église de Rouen, et il ne nomme pas autrement son propre architecte lorsqu'il donne à son fils, dont il avait été le parrain, deux cents francs d'or en contemplacion des bons et agréables services que nostre amé sergent d'armes et maçon maistre Raymon du Temple nous a fais. Remarquons bien que Raymond du Temple n'était pas un homme ordinaire, qu'il s'était acquis dans le palais du Louvre, et sous les yeux des Parisiens, une grande réputation d'habileté; il occupait en outre la charge de sergent d'armes, sorte de garde du corps du roi. Un sculp

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